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La sangle de polycarbone reposait, intacte, à côté du siège.

Diane n’avait pas bouclé la ceinture de Lucien.

Par inadvertance, elle avait tué son enfant.

Dans son ventre il y eut un craquement d’orage. Des éclairs. Un gouffre d’électricité.

Le sol se souleva : c’était elle qui tombait à genoux.

Elle n’avait plus de pensées, plus de conscience, plus rien. Elle ne sentait plus que le martèlement de ses bagues se mêlant au sang et à la pluie à mesure qu’elle se frappait le visage de ses deux poings serrés.

8

La chambre de réanimation était constituée de trois murs vitrés ouvrant sur le couloir, lui-même strié par les parois translucides des autres chambres. Diane était assise dans l’obscurité. Vêtue d’une blouse, portant bonnet et masque en papier, elle se tenait parfaitement immobile face au lit chromé. Comme maîtrisée par lui. Maîtrisée par ce cintre de métal quadrillé de câbles et d’appareillages, au fond duquel reposait Lucien.

Une sonde d’intubation, reliée à un respirateur artificiel, s’enfonçait dans la bouche de l’enfant. Le long de sa main droite, le tuyau d’une perfusion conduisait à des seringues électriques qui permettaient, lui avait-on expliqué, d’injecter un traitement dosé au millilitre et à la minute près, vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Dans son bras gauche un cathéter captait sa tension, alors qu’une pince, brillant dans l’obscurité comme un rubis, enserrait l’un de ses doigts et évaluait sa réponse à la « saturation d’oxygène ».

Diane savait qu’il y avait aussi des électrodes, quelque part sous les draps, qui surveillaient le battement de son cœur. Elle ne voyait pas non plus — et c’était tant mieux — les deux drains enfoncés sous le gros pansement du crâne. Ses yeux se posèrent, comme par réflexe, sur l’écran suspendu à la gauche du lit. Des ondes et des chiffres s’y détachaient, vert luminescent, ne cessant de rendre compte de l’activité physiologique de l’enfant dans le coma.

En les contemplant, Diane songeait toujours à une chapelle. Un lieu de recueillement et de ferveur, où brilleraient faiblement des enluminures d’icônes, des ciboires, des cierges… Ces courbes scintillantes, ces chiffres à quartz, c’étaient ses cierges à elle. Des flammèches votives dans lesquelles elle avait placé ses espoirs, ses prières.

Elle vivait presque en permanence dans cette chambre du service de neurochirurgie pédiatrique de l’hôpital Necker. Depuis l’accident, elle n’avait pratiquement pas dormi ni mangé quoi que ce soit. Pas plus qu’elle n’avait absorbé le moindre calmant. Elle se contentait de ressasser, encore et toujours, le moindre de ses souvenirs — chaque minute, chaque détail qui avait succédé à la collision.

L’arrivée du premier véhicule de secours interrompit sa crise de désespoir.

A cet instant seulement, elle arrêta de se frapper et scruta le camion qui franchissait, sirènes hurlantes, le chaos des voitures stoppées. Rouge. Chromé. Flanqué d’instruments de ferraille. Les pompiers sortirent en tenue de feu, alors qu’un autre véhicule apparaissait déjà, le long de la voie d’urgence, marquée du logo de la police urbaine. Les agents se concentrèrent sur la circulation. Vêtus de cirés orange fluorescent, ils balisèrent la chaussée et canalisèrent le flot des voitures sur l’extrême file de droite — la seule que la remorque du camion ne bloquait pas.

Diane s’était remise debout, près de la Toyota. Les pompiers l’écartèrent sans ménagement et arrosèrent aussitôt sa voiture de mousse carbonique. Hagarde, elle se sentait entourée d’automobilistes de plus en plus nombreux, de murmures, de bruissements de pluie. Mais elle n’entendait rien d’autre que ses propres mots, qui martelaient sa conscience : « J’ai tué mon enfant. J’ai tué mon enfant… »

Elle pivota vers le camion et remarqua, parmi les silhouettes encapuchonnées qui traversaient les lueurs du tunnel, un homme en cuir qui s’échappait de la zone précise où son enfant était encastré. D’instinct, elle marcha dans sa direction. Le pompier plongea dans l’habitacle de son véhicule pour saisir un émetteur radio. Lorsque Diane parvint à quelques mètres de lui, ce fut pour l’entendre crier, VHF en main :

— L’AVP de l’intérieur, ici, porte de Passy… Qu’est-ce qu’elle fout, l’unité médicale ?

Elle franchit les fines aiguilles de pluie. L’homme hurlait :

— Y a une victime. Un gosse. Ouais… Il respire mais…

Le pompier n’acheva pas sa phrase. Il balança sa radio et courut vers le fourgon qui venait de surgir sous les colonnes d’eau. Diane discerna les lettres qui brillaient sur la carrosserie : SAMU de Paris, SMUR, Necker 01. Tous les circuits de son être s’inversèrent. Une seconde auparavant elle flottait, pétrifiée, vidée, comme morte. Elle suivait maintenant chaque détail, le cœur bondissant, voyant les hommes du SAMU, armés de gros sacs à dos, accourir. Un espoir. Il y avait un espoir.

Leur emboîtant le pas, elle parvint à contourner la ligne des flics. Elle se blottit au plus près de la cabine du poids lourd. Une large nappe d’huile et d’essence s’était répandue sur l’asphalte, refusant de se mélanger aux eaux de pluie. Les vapeurs orangées des luminaires lézardaient sa surface. Les hommes étaient tous penchés au-dessus de la même zone. Diane ne voyait plus son enfant.

Elle s’approcha et se força à mieux regarder. Son corps tremblait, mais une vigueur en elle contrôlait son être, l’obligeait à observer encore. Enfin elle aperçut la frêle silhouette. Ses jambes cédèrent lorsqu’elle repéra le crâne blessé, baignant dans une flaque noire. Parmi les cheveux arrachés, elle distingua un croissant de chairs rouges, nues, à vif. Elle tomba sur un genou et surprit, une fois au sol, un homme recroquevillé sous le châssis du camion, près de Lucien. Il vociférait dans une VHF :

— Okay. J’ai une contusion cérébrale. Sans doute bilatérale. Ouais. Il me faut de toute urgence un pédiatre. De toute urgence. Vous notez, là ?

Diane serrait les lèvres. Les mots s’imprimaient dans sa chair. Le médecin ressortit de l’antre d’acier. Une blouse blanche dépassait de sa parka.

— Coma, ouais… Score de Glasgow…

A une vitesse de foudre, il ouvrit les yeux de l’enfant, tâta son cou, palpa ses poignets :

— … à quatre.

Il entrouvrit une nouvelle fois les yeux de l’enfant.

— Je confirme : score de Glasgow à quatre. Il est parti, le pédiatre ?

Il ajouta, scrutant rapidement le bras droit de Lucien :

— J’ai aussi une fracture ouverte au coude droit. (Il manipula les cheveux ensanglantés.) Une plaie au scalp. Sans gravité. Suite du bilan dans dix minutes.

A ses côtés, un infirmier arrachait les velcros d’un sac à dos, tandis qu’un autre glissait des couvertures repliées entre l’enfant et les tôles tordues. Des pompiers tendaient des bâches plastique pour les protéger de la pluie. Personne ne semblait remarquer Diane.

Le médecin massait maintenant les mâchoires de Lucien tout en dénudant, avec une extrême précaution, son cou. L’un des infirmiers glissa une minerve sous sa nuque. Le docteur la verrouilla en un seul geste.

— Okay. On intube.

Dans sa main, un tuyau translucide se matérialisa, qu’il glissa aussitôt dans la bouche entrouverte. Le deuxième infirmier plantait déjà un cathéter dans la main gauche de Lucien. Ces hommes semblaient gouvernés par les réflexes conditionnés de l’urgence et de l’expérience.