— Qu’êtes-vous en train de faire, Diane ?
— J’installe Lucien sur le siège enfant…
— Cet instant est très important, Diane. Décrivez précisément chacun de vos gestes.
Entre ses doigts, un bruit bref retentit. Le « clic » de la ceinture. Aussitôt elle éprouve cette jouissance ténue, secrète, égoïste, qui clôt chacun de ses actes, même le plus infime, lorsqu’il vise à protéger son enfant.
Quelques secondes encore. La voix de Diane s’éleva enfin :
— Je… j’ai fixé la ceinture de sécurité.
— Vous êtes sûre ?
— Absolument sûre.
Le timbre grave de Sacher s’insinua en elle :
— Arrêtez-vous maintenant sur ce souvenir. Observez l’intérieur de votre voiture avec attention.
La part consciente de Diane comprit que sa caméra mentale était en train de se déclencher. Elle promenait maintenant son regard au cœur de l’image mémorisée.
L’espace sombre de l’habitacle. Les sièges râpés, jonchés d’objets divers. Le duvet kaki froissé et déployé à terre. Le hayon supportant des vieux magazines. Les portières de tôle, sans revêtement ni tissu…
Elle pouvait, littéralement, quadriller son souvenir, l’arpenter, le sillonner. Elle pouvait scruter ces détails qu’elle n’avait pas, sur le moment, observés mais que sa mémoire avait retenus à son insu.
— Que voyez-vous, Diane ?
— Rien. Rien de particulier.
Le silence de Paul Sacher était tendu. Confusément, Diane sentait que le psychiatre était aux aguets. Il demanda :
— Nous continuons ?
— Nous continuons.
Le ton reprit sa neutralité :
— Vous roulez maintenant sur le boulevard périphérique ?
Elle acquiesça d’un signe de tête.
— Répondez à voix haute, je vous prie.
— Je roule sur le boulevard périphérique.
— Que voyez-vous ?
— Des lumières. Des séries de lumières.
— Soyez plus explicite. Que voyez-vous précisément ?
De part et d’autre de ses tempes, les luminaires défilent sous leur bouclier de verre. Diane peut presque percevoir le grain des vitrages feuilletés, embrasés par l’incandescence orange du sodium.
— Les rampes des néons, murmura-t-elle. Elles m’éblouissent.
— Où êtes-vous maintenant ?
— Je dépasse la porte de la Muette.
— Y a-t-il d’autres voitures sur le boulevard ?
— Très peu.
— Sur quelle file roulez-vous ?
— La quatrième, à l’extrême gauche.
— A quelle vitesse roulez-vous ?
— Je ne sais pas.
L’étau de la voix se resserra.
— Regardez votre tableau de bord.
Diane observa le compteur de vitesse à l’intérieur de son souvenir.
— Je roule à cent vingt kilomètres à l’heure.
— Très bien. Sur la route, autour de vous : remarquez-vous quelque chose de singulier ?
— Non.
— Vous ne regardez jamais à l’arrière, en direction de votre fils ?
— Si. J’ai même réglé mon rétroviseur intérieur dans son axe.
— Lucien est-il en train de dormir ?
Silhouette opaque et légère dans le siège enfant. Intensité et profondeur du sommeil. Cheveux noirs mêlés aux ténèbres. Des broussailles formant un berceau de quiétude.
— Il dort profondément.
— Il ne bouge pas ?
— Non.
— Il n’y a aucun mouvement à l’arrière ?
Diane balaya le champ de vision de son rétroviseur.
— Aucun, non.
— Revenez vers la route. Où êtes-vous ?
— Je parviens à la porte Dauphine.
— Voyez-vous déjà le camion ?
Pointe d’effroi sous sa peau.
— Oui. Je…
— Que se passe-t-il ?
Dans la tourmente de l’averse, les parallèles du boulevard se désaxent. Non : ce ne sont pas les parallèles. C’est le camion. Le camion vient de quitter sa voie — il semble emporter dans son sillage la route tout entière. Pas de clignotant. Aucun signal. Il traverse à l’oblique les lignes de pluie et de lumière…
Diane se dressa sur le fauteuil. La voix de Sacher monta d’un cran :
— Que se passe-t-il ?
— Le camion… il… il… il se déporte sur la gauche.
— Ensuite ? demanda l’hypnologue.
— Il gagne la quatrième file…
— Que faites-vous ?
— Je freine !
— Que se passe-t-il alors ?
— Mes roues se bloquent au-dessus des flaques. Je glisse, je…
Diane hurla. La puissance du souvenir était en train de la déchirer.
Le camion frappe la glissière. Pivote dans un craquement de fer. La cabine tourne, éclaboussant de ses phares le pare-brise de Diane.
— Que voyez-vous ?
— Rien, je ne vois plus rien ! Les brumes d’eau m’entourent. Je… je freine. Je freine !
Le poids lourd vacille sur ses structures. Soupirs acharnés de vapeur. Stridulation des freins. Lambeaux de fer jaillissant du chaos…
Diane sentit une main se serrer sur son épaule. La voix de Sacher, toute proche :
— Et Lucien, Diane ? Vous n’avez pas un regard pour Lucien ?
— Mais si !
Son souvenir revint avec une pureté de cristal. Juste avant le choc, juste avant de frapper à toutes forces le rail, Diane s’était retournée en direction de son enfant.
Le frêle visage endormi. Et soudain les paupières qui s’ouvrent. Mon Dieu. Il se réveille. Il va voir ce qui se passe…
— Dites-moi ce que vous voyez !
— Il… il… il se réveille. Il est réveillé !
Sacher hurlait maintenant :
— Voyez-vous la ceinture ? Est-elle encore attachée ?
Le visage de l’enfant apeuré… ses paupières écarquillées… ses pupilles dilatées par la terreur…
— Diane, regardez la ceinture ! Lucien est-il en train de l’ouvrir ?
— JE NE PEUX PAS !
Diane ne pouvait plus quitter les yeux de Lucien. La voix de Sacher, en ressac de terreur :
— Regardez la route, Diane ! Revenez sur la route !
En un geste réflexe, elle pivota sur elle-même. Un hurlement jaillit dans sa gorge. Un cri dont la puissance la propulsa du fauteuil :
— NON !
Elle se cogna contre les stores de la fenêtre. Sacher se précipita sur elle.
— Que voyez-vous, Diane ?
Elle cria encore :
— NON !
— QUE VOYEZ-VOUS ?
Diane ne pouvait répondre. La voix du psychiatre changea de registre. Plus calme, mais totalement verrouillée, elle ordonna :
— Réveillez-vous.
Elle tressautait, agitée de spasmes, recroquevillée au pied des stores.