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— Diane ? hurla-t-elle. Ça m’fait super-plaisir que tu sois venue…

Elle sourit au mensonge pendant que la fille la détaillait des pieds à la tête. Diane portait un gilet noir aux boutons de nacre et un caleçon long de molleton sombre — cette matière régnait alors en maître sur le corps des jeunes filles. Pour le reste, elle était drapée dans un immense manteau matelassé, noir aussi.

— T’es venue avec ton pyjama et ta couette ? ricana Nathalie.

Diane pinça de deux doigts la robe en taffetas noir de la fille.

— C’est bien déguisé, ce soir, non ?

Nathalie éclata de rire. Elle lui prit des mains la bouteille de champagne et hurla :

— Entre. Mets tes trucs dans la pièce du fond.

A l’intérieur, la fête battait son plein. Après avoir déposé son manteau, Diane se posta près du buffet, point d’ancrage de ceux qui ne connaissaient personne. Elle s’était juré de ne pas toucher un verre d’alcool afin de conserver, quoi qu’il arrive, toute sa lucidité. Pourtant, après une heure d’ennui, elle en était déjà à sa troisième coupe. Elle buvait à petites lampées, en lançant de brefs coups d’œil vers la piste de danse.

Le travail d’horloge avait commencé.

Si Diane ne possédait pas une grande expérience des soirées, elle n’en connaissait pas moins les cycles rituels. Minuit ouvrait les préliminaires. Les filles dansaient, virevoltaient, cabotinaient, accentuant leurs effets de chevelure et leurs déhanchements, tandis que les mecs, au contraire, restaient en retrait : regards en douce, sourires brefs, plaisanteries d’approche…

A deux heures du matin, s’ouvrait une période d’effervescence. La musique montait en régime. L’alcool balayait les inhibitions. Tous les espoirs étaient permis. Les garçons passaient aux actes, vociférant au-dessus de la mêlée, piquant sur leurs proies. Ce fut encore Frankie qui propulsa l’assistance jusqu’au délire. Two Tribes. Un chant de révolte contre la guerre, soutenu par une rythmique sauvage, dont Diane connaissait la moindre note, le moindre riff.

Cette fois, elle s’abandonna à la musique. Elle se lança parmi les autres, garant du mieux qu’elle pouvait ses pattes de sauterelle. Elle remarqua quelques regards dans sa direction. Diane y croyait à peine. Timide entre toutes, elle savait qu’elle intimidait plus encore. La plupart du temps, sa beauté, sa tignasse ondulée et sa taille démesurée tenaient les prétendants à bonne distance. Mais ce soir, aucun doute : quelques téméraires lui adressaient la parole.

Elle sentait maintenant son corps se résoudre en volutes légères, planer au-dessus du rythme, circuler entre les autres. C’est alors qu’un type saisit sa main pour danser un rock. Sur toutes les pistes du monde, il y a toujours un mec pour s’obstiner à enfiler des passes compliquées sur n’importe quelle pulsation. Diane recula aussitôt. Le partenaire insista. Elle leva les deux paumes, menaçante. Non. Elle ne dansait pas le rock. Non. On ne lui prenait pas la main. Personne ne lui prenait quoi que ce soit. Le jeune type éclata de rire et disparut dans la foule.

Elle resta un instant pétrifiée, regardant sa main comme si elle venait d’être brûlée par le contact. Elle chancela, recula, puis se laissa glisser le long du mur. A tâtons, elle trouva une coupe à demi vide posée à terre. Elle la but d’un trait et s’y cramponna, sans plus bouger. La tristesse la submergeait. Cette scène venait de lui rappeler la cruelle vérité : elle ne supportait pas le moindre attouchement de peau. Pas la moindre caresse, le moindre effleurement. Elle souffrait d’une phobie de la chair.

A trois heures du matin, la musique prit un tour plus ésotérique : O Superman, de Laurie Anderson. Une berceuse étrange, ponctuée de soupirs incantatoires. C’était l’heure de la dernière chance. Dans la pénombre, il ne restait plus que quelques fantômes esseulés, qui chaviraient au rythme de la mélopée. Des chasseurs entêtés. Et de pauvres filles qui refusaient de s’avouer vaincues.

Diane scrutait les visages défaits, les silhouettes vacillantes. Elle avait l’impression de contempler un champ de bataille, couvert de blessés et de moribonds. Elle partit chercher son manteau, puis longea discrètement le buffet jonché de bouteilles vides. Son esprit était déjà dehors. Elle imaginait l’air glacé qui la dégriserait et lui permettrait d’envisager pleinement son échec.

C’est à cet instant qu’elle sentit des mains lui enserrer la taille.

Elle pivota, appuyée au buffet, cambrée comme un arc.

Trois types l’entouraient, l’haleine chargée d’alcool.

— Hé, les mecs : la soirée a pas encore donné tout son jus…

L’un des agresseurs tendait de nouveau les mains. Diane esquiva le geste d’un déhanchement et se retourna vers la table. Elle lâcha son manteau, trouva une nouvelle coupe et fit mine de boire. Durant un moment elle pensa qu’ils étaient partis, mais un souffle alcoolisé effleura sa nuque. La coupe éclata entre ses doigts. Un tesson portait des marques de rouge à lèvres. Elle plaqua sa paume dessus et sentit le verre lui entailler la chair.

— Foutez-moi la paix, murmura-t-elle.

Dans son dos, les types gloussèrent.

— Oh, oh, oh, on joue sa difficile ?

Des larmes brûlantes franchirent les frontières d’écaille de ses lunettes. Distinctement, elle pensa : « Ne le fais pas. » Mais un des soûlards produisait maintenant des bruits de succion tout près de son oreille, marmonnant des histoires de moules, de barbu, de chattes. « Ne le fais pas », se répéta-t-elle. Pourtant elle venait d’ôter ses lunettes et nouait déjà sa tignasse en chignon. Le temps qu’elle achevât son geste, un des mecs avait glissé ses mains sous son gilet. Elle sentit la chaleur des doigts frôler ses seins alors que la voix susurrait dans un ricanement :

— Me tente pas, cocotte, tu…

Le fracas de la mâchoire couvrit la musique d’Art Of Noise.

Le garçon fut catapulté contre la cheminée, s’entaillant le visage sur une arête de marbre. Diane avait décoché une attaque du coude — jang tow. Elle pensa encore une fois : « NON », mais sa main partit en mâchoire de bœuf, droit dans les côtes du second adversaire, les broyant en un seul craquement. Il alla s’écraser dans le buffet qui ploya en mille cliquetis et drapures de nappe.

Diane ne bougeait plus. Le wing-chun est fondé sur l’économie absolue du geste et du souffle. Le dernier salaud avait disparu. Alors seulement elle prit conscience des visages effarés, des murmures gênés qui l’encerclaient. Elle remit ses lunettes. Elle était stupéfiée — non par la violence de la scène ni par le scandale. Mais par son calme, à elle.

Sur sa droite, la voix de Nathalie dérailla :

— T’es… t’es… t’es malade ou quoi ?

Diane se tourna lentement vers la brune et déclara :

— Je suis désolée.

Elle traversa la pièce, puis hurla encore, par-dessus son épaule :

— Je suis désolée !

Le boulevard Saint-Michel était exactement comme elle l’avait espéré.

Désert. Glacé. Lumineux.

Diane marchait à travers ses larmes, à la fois mortifiée et libérée. Elle avait obtenu la preuve qu’elle attendait. La preuve que son existence s’écoulerait toujours ainsi : hors du cercle, hors des autres. Et elle songea encore une fois à l’événement fondateur. Cette scène atroce qui avait brisé en elle la pulsion la plus naturelle et dressé autour de son corps une prison transparente, incompréhensible — et inviolable.