— Pardon pour la tenue de combat. Nous répétons En attendant Godot.
Andreas désigna une table sur la droite :
— Venez. Je vais vous montrer une carte de cette région. Votre histoire est tout bonnement… incroyable.
Elle acquiesça, pour la forme. Ce matin, elle aurait acquiescé à tout. Malgré ses quelques heures de sommeil, elle n’avait toujours pas récupéré ses forces profondes — ce mélange d’agressivité et de nervosité qui constituait sa plus sûre façon d’exister.
— Café ? proposa l’homme en brandissant un thermos.
Diane fit un geste de négation. Andreas lui tendit une chaise, se servit une tasse et s’assit de l’autre côté de la table posée sur deux tréteaux. Elle l’observait. Son visage ressemblait à un coloriage d’enfant : des yeux turquoise très écartés, un nez mutin, une bouche fine, juste dessinée d’un trait — le tout entouré par une solide tignasse poivre et sel, qui ressemblait à un casque de personnage PlayMobil.
Il posa son café et déploya une carte. Tous les noms étaient écrits en caractères cyrilliques. Il désigna de son index une région, en haut du document, près d’une ligne frontalière.
— Je pense que le dialecte de votre enfant appartient à cette région, à l’extrême nord de la Mongolie-Extérieure.
— Isabelle m’a parlé d’une ethnie, les Tsevens…
— En vérité, il est difficile d’être aussi catégorique. Ce sont des régions très difficiles d’accès, qui sont restées sous l’emprise soviétique durant près d’un siècle. Mais je dirais que, oui, selon la prononciation et l’utilisation de certains mots, nous avons affaire au dialecte tseven. Une peuplade d’origine samoyède. Des éleveurs de rennes, en voie de disparition. Je suis même étonné qu’il en reste encore. Où avez-vous pu adopter un tel enfant ? C’est…
— Parlez-moi de cette histoire de Veilleur et de chasse.
Andreas sourit face au ton abrupt. Il semblait comprendre qu’aujourd’hui ce ne serait pas lui qui poserait les questions. Il esquissa un geste d’excuse pour son indiscrétion. Il avait l’onctuosité d’une ombre chinoise.
— Une fois dans l’année, en automne, les Tsevens organisent une grande chasse. Cette chasse obéit à des règles strictes. Les hommes du groupe doivent suivre un jeune éclaireur. L’enfant jeûne la nuit précédente puis part en solitaire, dès l’aube, dans la forêt. Alors seulement les chasseurs se mettent en marche et suivent le « Veilleur ». Le « Lüü-Si-An », dans le dialecte tseven.
Les mots de l’ethnologue se perdaient dans l’esprit de Diane. Elle regardait fixement la carte. Du vert. Des immensités de vert, creusées, çà et là, par les petites taches bleues de lacs. C’étaient ces plaines d’herbes courtes, ces forêts infinies de sapins, ces lacs limpides qui couraient dans le sang de Lucien. Elle se souvenait de ces moments d’intimité où l’enfant s’endormait dans l’arc de son aisselle et que résonnait dans son esprit ce mot magique : « ailleurs ». Tel un ressac lointain, les explications d’Andreas parvinrent de nouveau à ses tympans.
— Si votre fils adoptif est bien un Veilleur, s’il a été désigné par son peuple, cela signifie qu’il possède des dons de clairvoyance. Une des facultés regroupées sous le signe anglais ESP, qui signifie extrasensory perception, perception extrasensorielle.
— Attendez.
Diane fixait son interlocuteur d’un regard froid.
— Vous voulez dire que les gens de cette ethnie pensent que de tels enfants possèdent des dons paranormaux ?
L’homme au col roulé sourit. Il eut un geste de patience qui l’irrita.
— Non, murmura-t-il. Ce n’est pas ce que j’ai voulu dire. Pas du tout. Je pense que les Veilleurs possèdent, réellement, ces pouvoirs. Selon des témoignages très sérieux, ils sont capable de capter des phénomènes tout à fait inaccessibles aux cinq sens humains.
C’était bien sa chance : elle était tombée sur un cinglé. Un homme qui était trop longtemps resté auprès d’ethnies superstitieuses. Elle s’efforça au calme :
— A quels phénomènes pensez-vous ?
— Les Lüü-Si-An, par exemple, peuvent prévoir l’itinéraire de la migration des élans. Ils anticipent aussi d’autres faits plus spectaculaires, comme l’apparition d’étoiles filantes ou de comètes. Ou encore l’arrivée de certains changements climatiques. Ce sont des voyants, il n’y a aucun doute. Et leurs dons s’annoncent dès leur plus jeune âge…
Diane le coupa :
— Vous vous rendez compte de ce que vous êtes en train de dire ?
Un coude appuyé sur la table, l’autre main tournant avec lenteur la cuillère dans sa tasse de café, le scientifique dit simplement :
— Il existe deux types d’ethnologues, madame. Ceux qui analysent les manifestations spirituelles d’une ethnie d’un point de vue strictement psychique. Pour eux, les pouvoirs chamaniques, les expériences de possession ne correspondent qu’à de simples déviances mentales — hystérie, schizophrénie. Pour la deuxième catégorie d’ethnologues, à laquelle j’appartiens, ces expériences demeurent les manifestations des forces dont elles portent le nom — c’est-à-dire des esprits.
— Comment pouvez-vous adhérer à de telles croyances ?
Sourire. Cercle dans le café.
— Si vous saviez, au fil de ma carrière, ce que j’ai pu voir… Considérer les manifestations chamaniques comme de simples maladies mentales, cela me paraît excessivement réducteur. Comme un musicologue qui ne se soucierait que du volume sonore d’un orchestre, sans se préoccuper de la musique elle-même. Il y a les matériaux, les instruments. Il y a ensuite la magie qui en émane. Je me refuse à rabaisser les croyances religieuses d’un peuple à de simples superstitions. Je me refuse à considérer les pouvoirs des sorciers comme de pures illusions collectives.
Diane se taisait. Des souvenirs s’agitaient dans son esprit. Elle avait assisté elle aussi à des cérémonies étranges, notamment en Afrique. Elle n’avait jamais approfondi son propre sentiment face à ces faits. Mais elle avait acquis une certitude : dans ces moments-là, une force était en jeu. Une force qui lui semblait se situer à la fois à l’intérieur et à l’extérieur de l’homme, et surtout, curieusement, à sa lisière. Comme s’il s’agissait d’un contact sacré, d’un seuil indicible qui était franchi.
Claude Andreas parut percevoir son trouble. Il souffla :
— Prenons les choses d’un autre point de vue, voulez-vous ? Laissons le côté religieux des phénomènes paranormaux et interrogeons-nous sur leur véracité concrète, physique.
— C’est tout vu, trancha Diane. Ça n’existe pas.
La voix de l’ethnologue se fit plus grave :
— Vous n’avez jamais eu de rêves prémonitoires ?
— Comme tout le monde. Des impressions vagues.
— Vous n’avez jamais reçu un appel téléphonique d’une personne à qui vous veniez de penser ?
— Les hasards de la vie. Ecoutez : je suis une scientifique. Je ne peux pas me laisser bercer par ce genre de coïncidences et…
— Vous êtes une scientifique : vous savez donc qu’il existe un seuil où les hasards deviennent des probabilités. Et un autre seuil encore où ces probabilités deviennent des axiomes. Je m’intéresse à ces questions depuis longtemps. Il existe aujourd’hui des laboratoires scientifiques en Europe, aux Etats-Unis, au japon, où ces limites sont régulièrement franchies, où les expériences de télépathie, de clairvoyance, de précognition sont répétées avec succès. Je suis sûr que vous en avez entendu parler.