Au mois de septembre, Diane s’était envolée vers Ra-Nong et avait recueilli Lucien. Un souvenir, précis, lui revenait : le soir de l’accident, lorsqu’elle avait emmené le petit garçon chez sa mère, l’homme l’avait rejointe sur le palier et avait observé l’enfant. Il avait paru bouleversé puis, sans que rien ne laissât présager ce geste, il l’avait embrassée, elle. Sur l’instant, elle n’avait pas compris pourquoi. Elle ne pouvait admettre une vulgaire offensive de drague de sa part, et elle avait raison. Le baiser abritait une autre réalité. Celle d’un homme au visage caché, qui venait de recevoir son Veilleur. Un homme au passé d’effroi qui attendait, posté derrière son sourire indéchiffrable, une date précise pour repartir vers les terres obscures de sa jeunesse.
Charles Helikian, cinquante-huit ans. Propriétaire de plusieurs cabinets de conseil en psychologie d’entreprise. Conseiller personnel de grands patrons français, consultant stratégique de quelques ministres et personnalités politiques. Un homme d’image et d’influence, qui évoluait dans les sphères les plus hautes du pouvoir, mais qui n’avait jamais perdu de son altruisme, de son humanité.
Diane ne connaissait rien de son passé. A une exception près, qui pouvait constituer un lien avec l’affaire : Charles avait été gauchiste, tendance trotskiste. C’était du moins ce qu’il proclamait, évoquant, les yeux brillants, sa jeunesse tourmentée. Mais n’avait-il pas été plutôt un communiste pur et dur, affilié au Parti, assez fanatique pour franchir le Rideau de fer, en 1969, comme Philippe Thomas ? Helikian était assez intelligent pour avouer aujourd’hui une demi-vérité et désamorcer ainsi toute autre recherche à propos de son passé.
Elle l’imaginait assez bien, jeune et svelte, hurlant sa colère sur les barricades de mai 68. Elle l’imaginait aussi rencontrer Philippe Thomas, sur les bancs de la faculté de psychologie, à Nanterre. Après l’échec de l’insurrection parisienne, les deux hommes avaient dû associer leurs fièvres dans un projet insensé : s’installer au cœur du continent rouge. Sans doute partageaient-ils également la même passion pour les facultés psi et espéraient-ils approfondir ces études en URSS.
Le tableau commençait à se dessiner. Parvenus en Union soviétique, les deux transfuges avaient intégré le laboratoire de parapsychologie du tokamak. Ils avaient alors participé aux expériences du TK 17. Ils avaient appartenu à ce cercle d’hommes en quête d’impossible.
Dans sa chambre minuscule, Diane n’avait pas allumé la veilleuse. Elle s’était glissée, tout habillée, au fond de son duvet et s’était pelotonnée, les jambes repliées contre le torse. Depuis plus de trois heures, elle réfléchissait. Et ses convictions ne cessaient de s’approfondir. Elle avait été trompée, manipulée, utilisée par son beau-père, qui avait trouvé en elle la proie idéale. La mère parfaite pour son Veilleur.
Elle tentait maintenant d’articuler les autres faits, survenus depuis l’arrivée de Lucien à Paris. Pour une raison qu’elle ignorait, Philippe Thomas et Charles Helikian étaient aujourd’hui des ennemis. Voilà pourquoi le conservateur avait tenté de détruire le messager d’Helikian — il avait voulu l’empêcher ainsi de connaître le jour du rendez-vous et donc de se rendre dans le tokamak. Pourquoi cette tentative ? Charles représentait-il un danger pour l’autre ? S’il possédait, lui aussi, un pouvoir paranormal, quel était-il ? Diane supposait que c’était son beau-père qui avait contacté Rolf van Kaen, autre compagnon du cercle, afin qu’il tente une intervention par l’acupuncture. Elle voyait se dessiner des alliances et des rivalités parmi les anciens membres du laboratoire — mais au nom de quoi ?
Charles Helikian était-il encore vivant ?
S’il l’était, s’acheminait-il lui aussi vers le cercle de pierre ?
C’était le fait le plus facile à vérifier. Diane s’assit sur son lit et scruta sa montre. Dans l’obscurité, les aiguilles fluorescentes indiquaient trois heures du matin. A Paris, il était donc vingt heures.
Elle se leva et s’approcha du mur à tâtons. Elle saisit son téléphone satellite. Toujours dans le noir, elle orienta son combiné vers le petit carré bleu nuit de la fenêtre. Sur l’écran à quartz, elle constata que la liaison ne passait pas.
Sans prendre la peine d’enfiler ses chaussures, Diane sortit dans le couloir.
53
Tout était désert. Elle sentait les planches mal équarries osciller sous ses pieds. Peu à peu ses yeux s’habituèrent à la pénombre. Elle discerna, au bout du couloir, l’éclat lunaire d’un châssis vitré : exactement ce qu’il lui fallait.
Parvenue à la fenêtre, elle empoigna le battant et l’ouvrit. Le vent glacé la cingla avec violence mais il lui sembla en retour qu’elle renouait le contact avec le monde distant des satellites. Elle tendit son combiné à l’extérieur et scruta l’écran : l’appareil captait le signal. En un seul geste, elle composa le numéro de l’appartement du boulevard Suchet. Aucune réponse. Elle pianota les chiffres du téléphone portable de sa mère. Quelques stridences électroniques, trois sonneries lointaines, puis le « Allô ? » familier retentit.
Elle conserva le silence. Aussitôt Sybille demanda :
— Diane, c’est toi ?
— C’est moi, oui.
Sa mère démarra au quart de tour :
— Bon sang, que se passe-t-il ? Où es-tu ?
— Je ne peux pas te le dire. Comment va Lucien ?
— Tu disparais, la police te recherche et tu appelles comme ça, sans explication ?
— Comment va Lucien ?
— Dis-moi d’abord où tu es.
Le miracle de la technologie jouait à plein. Dix mille kilomètres de distance et les deux femmes s’engueulaient comme au plus beau jour. Penchée sur le cadre de la fenêtre, Diane prononça plus fort :
— On n’en sortira jamais à ce petit jeu. Je te répète que je ne peux rien te dire. Je t’avais prévenue de ce qui allait arriver.
Sybille paraissait essoufflée. Elle continua :
— Le policier qui s’occupait de l’affaire est…
— Je sais.
— Ils disent que tu es mêlée à ça et aussi à la mort d’une femme, je…
— Je t’ai dit de me faire confiance.
La voix de sa mère se brisa :
— Enfin, tu te rends compte de ce qui se passe ?
Sybille commençait à accuser le coup. Diane répéta :
— Comment va Lucien ?
La voix s’affaiblit encore — son souffle entrecoupait chaque mot :
— Très bien. De mieux en mieux. Des sourires apparaissent sur ses lèvres. Selon Daguerre, son réveil est maintenant une question de jours.
Une onde de chaleur courut dans les veines de Diane. Elle revit les petites commissures des lèvres qui se haussaient en un déclic de gaieté. Un jour, peut-être, ils seraient de nouveau ensemble, dans la quiétude et la félicité. Elle demanda :
— Et la fièvre ?
— Elle a disparu. La température est stable.
— Et… à l’hôpital ? Il ne s’est rien passé de bizarre ?
— Que veux-tu qu’il se passe ? Tu n’as pas eu ton compte ?
Diane voyait se confirmer chacune de ses suppositions. Il n’était plus question de transe ni de crise. Les Lüü-Si An étaient désormais hors du complot, hors de danger. Les enjeux se déplaçaient maintenant vers le tokamak. Sa mère cria de nouveau :
— Comment peux-tu me faire ça ? Je suis folle d’inquiétude.
Diane lança son regard vers la ville confuse, dans les ténèbres. Elle apercevait la grande avenue qui bordait le monastère, les phares de quelques voitures japonaises, blanches de poussière, traversant la nuit glacée. A l’autre bout de la connexion, derrière la voix de sa mère, elle perçut la rumeur du trafic. Elle imagina les carrosseries rutilantes, les lumières modernes des rues parisiennes. Et maintenant la question cruciale :