— Charles est avec toi ?
— Je suis en train de le rejoindre.
Vingt heures. L’heure de toutes les soirées. Diane comprenait pourquoi sa mère était essoufflée : elle s’acheminait sans doute à grandes enjambées vers un lieu de rendez-vous, un dîner ou un quelconque spectacle. Elle demanda :
— Charles : comment va-t-il ?
— Il est inquiet, comme moi.
— Il n’y a rien de spécial de son côté ?
— Qu’est-ce que tu veux dire ?
— Je ne sais pas : il ne part pas en voyage ?
— Mais… absolument pas. Qu’est-ce que tu me chantes encore ?
De nouveau son hypothèse s’écroulait. Ses suppositions aboutissaient à des impasses. Diane mesura tout à coup la vanité de ses suppositions. Comment avait-elle pu associer son beau-père au chaos de son aventure ? Impliquer cette vie parisienne, calme, sereine, dans les engrenages de son propre cauchemar ?
Un bruit retentit derrière elle. Elle lança un coup d’œil vers le couloir, qui s’ouvrait sur sa gauche. Personne. Mais le bruit se répéta, avec plus de précision. Elle murmura, avant de raccrocher :
— Je te rappelle.
Au même instant, une ombre apparut, à vingt mètres environ. Un homme de petite taille, de dos, portant un long manteau et une chapka mal ajustée. En un éclair, Diane revit la photographie du physicien tseven, coiffé du même chapeau. Elle murmura : « Talikh… »
Elle lui emboîta le pas. La silhouette vacillait légèrement, en s’appuyant de temps à autre contre les murs. Un détail l’intrigua : sa manche droite était relevée jusqu’au coude. L’homme atteignit l’extrémité du couloir. Il se pencha vers la pompe à eau qui équipait chaque étage, et constituait une sorte de salle de bains commune. Diane s’approcha encore. L’ombre actionnait le mécanisme, de la main gauche, tout en dressant son bras droit sous le bec de fer-blanc. L’eau ne jaillissait pas encore.
Elle s’immobilisa. Mue par l’intuition, elle tourna la tête vers le mur de droite et découvrit l’empreinte d’une main minuscule : une empreinte de sang. A la même seconde, elle regarda de nouveau la silhouette courbée et distingua les reflets noirs de son avant-bras tendu. Sidérée, Diane comprit la situation : l’assassin se tenait là, à quelques mètres d’elle. Il venait de tuer, au sein du monastère.
L’homme à chapka se retourna vers elle. Il portait une cagoule noire. A travers les chatières de laine, Diane fixa les yeux, ou plutôt leur éclat, brillant dans la nuit comme deux gouttes de vernis. Elle eut le sentiment que le tueur venait de lire dans ses pensées — qu’il venait de contempler, comme dans un miroir, sa propre identité d’assassin dans le regard de la femme. La seconde suivante, il avait disparu. Sans savoir ce qu’elle faisait, Diane piqua un sprint. Elle tourna au premier détour du couloir et ne découvrit que le vide. Le corridor se déployait sur plus de cinquante mètres. Le tueur n’avait pu couvrir cette distance en quelques secondes. Les chambres. Il s’était planqué dans une des cellules de l’étage…
Elle ralentit sa marche, scrutant les portes à droite et à gauche. Brusquement elle ressentit un froid plus intense et leva les yeux. Une lucarne était entrebâillée. A gauche, le mur, tapissé de lattes irrégulières, offrait une échelle parfaite. En une seule enjambée, elle se hissa à travers l’embrasure, s’appuyant des deux mains sur le chambranle de bois.
La splendeur de la nuit la submergea. Le ciel indigo, parsemé d’étoiles. Les tuiles du toit s’inclinant en pente douce. Les accents retroussés du pourtour, s’arquant face au vide à la manière d’une proue de navire antique. Il lui sembla qu’elle venait de franchir une paroi de papier de riz, de traverser l’envers d’un tableau asiatique. Elle évoluait désormais tel un pinceau d’encre sur une esquisse — dans l’essence même de la grâce.
Il n’y avait personne. Seule la cheminée offrait un refuge. Diane remonta vers la ligne de faîtage. Malgré la peur, malgré le froid, l’enchantement ne se dissipait pas. Elle éprouvait la sensation de marcher sur une mer de terre cuite, aux vaguelettes rouges. Elle atteignit l’arête et s’approcha de la cheminée. Elle en fit lentement le tour. Personne. Aucun bruit, aucun frémissement.
A ce moment, elle discerna, droit devant elle, l’ombre d’un homme ramassé sur lui-même, au sommet de la cheminée. De nouveau elle eut l’impression que le tueur lisait dans ses pensées et qu’elle-même, en retour, déchiffrait sa résolution : il lui faudrait la tuer pour l’empêcher de parler. Le temps qu’elle saisisse cela, le noyau d’ombre s’agrandit, s’étira en un trait noir. Puis un terrible poids l’écrasa. Diane tomba, mais une main l’arrêta aussitôt. Elle leva les yeux : il était là, la tenant par le pull, accroupi sur le faîtage comme un animal. Les revers de sa chapka se découpaient sur le bleu cru de la nuit.
Diane n’aurait pas le courage de se battre. La fatigue et le désespoir l’anéantissaient, plus encore que la terreur. Et aussi quelque chose de plus sourd, de plus confus, qui s’amplifiait : le sentiment d’avoir déjà vécu cette scène. Elle entrouvrit les lèvres, peut-être pour gémir, peut-être pour supplier, mais l’homme l’arracha à sa position et la remonta jusqu’au sommet du toit. Elle se retrouva sur le dos.
Le monstre se pencha au-dessus d’elle et ouvrit la bouche d’une façon démesurée. Lentement, comme dans un geste incantatoire, il approcha ses doigts ensanglantés de ses lèvres. Diane vit soudain ce que la main cherchait : plaquée sous sa langue, une lame de cutter étincelait. Elle se redressa brutalement. Elle ne pouvait mourir ainsi. Les tuiles se descellèrent sous ses pieds. Un espoir fou jaillit en elle : dévaler le long du toit, se lancer dans le vide. Elle regroupa ses jambes et les propulsa contre le torse du tueur. Elle roula sur la droite, dégringolant le long des écailles de terre. Les secondes se transformèrent en secousses. Sa vitesse s’accéléra. Elle ne sentait plus que les saillies des tuiles, le froid de la nuit, l’ampleur de l’abîme qui l’attendait, l’aspirait. La mort. La paix. Les ténèbres.
Elle bascula au-delà du pourtour et sentit son corps chuter.
Mais elle ne tomba pas. Quelque chose en elle s’était cramponné à la bordure. Des esquilles sous les doigts, le vent glacé qui la balançait de droite à gauche et ses mains qui refusaient de lâcher la vie… La conscience de Diane ne pouvait plus rien : son corps avait décidé pour elle. C’était une coalition de ses muscles, de ses nerfs — pour survivre.
Tout à coup, deux mains saisirent ses poignets. Elle suffoqua en levant les yeux. Au-dessus d’elle, le visage de Giovanni, et cette expression de stupeur dont il avait le secret, se découpa sur le ciel. Il disparut de nouveau. Elle entendit ses râles d’effort puis se sentit hissée d’un seul élan. Elle retomba sur le toit comme un sac, brisée, anéantie.
— Ça va ? demanda Giovanni.
Elle parvint juste à murmurer :
— J’ai froid.
Il ôta son pull et lui couvrit les épaules. Il l’interrogea :
— Qu’est-ce qui s’est passé ?
Diane se recroquevilla sans répondre. Giovanni s’agenouilla. Sa voix vibrait dans la nuit :
— Les moines… Ils ont découvert… un mort dans l’une des chambres…
Serrant ses genoux au creux de ses bras, elle se balançait avec lenteur, d’avant en arrière :