Elle réalisa soudain que le paysage se transmuait encore. Une douceur, un chuchotement atténuaient maintenant la dureté de l’environnement. Des flocons graciles planaient dans l’air et couvraient progressivement la toundra. Une blancheur immaculée saupoudrait les branches, atténuait les angles, modelait chaque forme, chaque contour comme une œuvre feutrée, intime. Diane sourit. Ils parvenaient au sommet du versant et touchaient maintenant au domaine sacré de la neige. Le convoi évoluait au sein d’une clarté de plus en plus fine, de plus en plus transparente, à l’exacte frontière de la terre, de l’eau et de l’air.
Insensiblement, le cortège ralentit, s’alanguissant au fil des pas silencieux des rennes. L’éleveur mongol se mit à hurler. Les bêtes épuisées bramèrent en retour, prirent une autre cadence, franchissant la frontière blanche et rejoignant, peu à peu, l’autre côté de la montagne. La terre s’aplanit, parut hésiter, se fondit en une pente d’abord douce, puis abrupte, qui dévala à travers les congères et les tapis de mousse. L’herbe réapparut, les arbres se multiplièrent. Tout à coup les cavaliers aboutirent au versant qui s’ouvrait, en contrebas, sur l’ultime vallée.
Les cimes des mélèzes se déployaient en brumes embrasées. Les feuillages des bouleaux ruisselaient d’ocre et de pourpre ou parfois, déjà secs, se tordaient en ciselures grises. Les sapins bouillonnaient d’ombre et de vert. Dessous, les pâturages ménageaient de tels éclats, de telles fraîcheurs, qu’ils suscitaient un sentiment entièrement neuf — un émerveillement enfantin, un renouvellement du sang. Surtout, au fond de cet immense berceau, il y avait le lac.
Tsagaan-Nuur.
Le lac Blanc.
Au-dessus des eaux immaculées, les montagnes de la chaîne Khoridol Saridag se dressaient, bleues et blanches, alors qu’en dessous, au creux de ces eaux absolument fixes, les mêmes cimes se déployaient, tête en bas, semblant se prosterner devant leurs modèles et, en même temps, les dépassant en pureté et en majesté. C’était une paix. Un amour. Scellé dans une étreinte bouleversante, là où les vraies montagnes et leurs racines d’eau s’unissaient en une ligne trouble et mystérieuse.
Le cortège s’arrêta, frappé d’éblouissement. Seuls résonnaient le cliquetis des étriers et la respiration rauque des rennes. Diane dut faire un effort pour demeurer en équilibre sur sa monture. Elle glissa son pouce sous ses verres pour essuyer les gouttelettes de condensation qui lui brouillaient la vue.
Mais elle n’y parvint pas.
Car c’étaient des larmes qui coulaient de ses paupières de gel.
59
Ce soir-là ils s’installèrent sur le rivage du lac. Ils plantèrent leurs tentes sous les ramages des sapins puis dînèrent à l’extérieur, malgré le froid. Après une prière aux esprits, les deux Mongols préparèrent leur menu traditionnel : mouton bouilli et thé parfumé à la graisse animale. Diane n’aurait pas cru qu’elle pourrait avaler de tels mets. Pourtant, ce soir-là, comme la veille, elle dévora sa part, sans un mot, blottie près du foyer.
Au-dessus d’eux, le ciel était d’une pureté absolue. Diane avait souvent admiré des ciels nocturnes, notamment dans les déserts d’Afrique, mais elle n’avait pas souvenir d’avoir contemplé un spectacle d’une netteté, d’une proximité aussi violentes. Elle éprouvait la sensation d’être située exactement au-dessous de l’explosion initiale. La Voie lactée déployait ses myriades d’étoiles en une sarabande sans limite. Parfois les concentrations stellaires étaient si intenses qu’elles foisonnaient de feux éblouissants. D’autres fois, elles s’étiolaient au contraire en brumes de nacre. Ailleurs encore, les bords extrêmes de la ronde se perdaient en chatoiements frémissants, comme près de s’évaporer dans l’immensité intersidérale.
Baissant les yeux, Diane s’aperçut que leurs guides, assis à quelques mètres, discutaient avec un nouveau venu, invisible dans l’ombre. Sans doute un éleveur solitaire, qui avait aperçu le feu et s’était glissé près d’eux pour partager leur nourriture. Elle tendit l’oreille. C’était la première fois qu’elle écoutait avec attention la langue mongole, une suite de syllabes rauques, bizarrement ponctuées de jotas espagnoles et de voyelles ondulées. Le nouvel arrivant tendait le bras vers le ciel.
— Giovanni ?
L’Italien, tassé au fond de son anorak, releva la bordure de son bonnet. Elle demanda :
— Vous savez qui c’est ?
Il replaça ses mains dans ses poches.
— Quelqu’un du coin, je suppose. Il a un accent pas possible.
— Vous comprenez ce qu’il dit ?
— Il raconte de vieilles légendes. Des histoires tsévènes.
Diane se redressa.
— Vous pensez qu’il est tseven ?
— Vous avez la tête dure : je vous dis et je vous répète que ce peuple n’existe plus !
— Mais s’il raconte des…
— Ça fait partie du folklore de la région. En franchissant le col, nous avons pénétré sur le territoire des ethnies turques. Ici, tout le monde a un peu de sang tseven. Ou du moins, tout le monde connaît ces vieilles histoires. Ça ne signifie rien.
— Mais vous pouvez lui demander, non ?
L’Italien soupira en se redressant à son tour. Giovanni fit d’abord les présentations. Le visiteur s’appelait Gambokhuu. C’était un vieux masque à peau froissée. Son faciès, à la lueur des étoiles, abritait des ombres inquiétantes. L’ethnologue traduisait ses réponses :
— Il dit qu’il est mongol. Qu’il est pêcheur sur le lac Blanc.
— Il était déjà là quand le tokamak fonctionnait ?
Giovanni s’adressa au pêcheur puis articula :
— Il est né ici. Il se souvient parfaitement de l’anneau.
Diane sentait courir sous sa peau une fièvre nouvelle pour la première fois elle se trouvait face à un homme qui avait approché le cercle de pierre en fonction. Elle poursuivit :
— Qu’est ce qu’il sait sur les activités du tokamak ?
— Diane, vraiment, c’est un pêcheur. Il ne peut…
— Demandez-le-lui !
Giovanni s’exécuta. Le vent glacé agitait les sapins, distillant dans la nuit des parfums de résine si forts, si graves qu’ils prenaient à la gorge comme la fumée d’un feu. Diane se sentait encerclée, imprégnée par la texture de la taïga. Le vieux Mongol niait de la tête.
— Il ne veut pas en parler, expliqua l’Italien. Selon lui, le lieu était maudit.
— Pourquoi était-il maudit ? (Diane montait le ton.) Insistez : c’est très important pour moi !
L’ethnologue la regarda d’un air suspicieux. Diane reprit plus calmement :
— Giovanni, s’il vous plait.
L’Italien continua son dialogue avec le pêcheur. En un geste, l’homme sortit une pipe, une sorte de clé coudée métallique, qu’il bourra patiemment de tabac. Après avoir allumé son minuscule cœur de braise, il consentit à parler. Giovanni effectua une traduction simultanée :
— Il évoque surtout le laboratoire de parapsychologie. Il se souvient des convois qui arrivaient par voie ferrée, de la frontière sibérienne. Des convois de chamans, qui étaient emmenés dans l’un des bâtiments de l’enceinte. Tout le monde parlait de ces arrivages. Aux yeux des ouvriers, il ne pouvait y avoir de profanation plus grave. Emprisonner des sorciers, c’était défier les esprits.