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Tous ses sujets d’émerveillement, Diane les trouvait réunis en une activité particulière, qu’elle sollicitait aussi souvent que possible : les séances de danse et de chant de Lucien. Son fils adoptif, par goût, par jeu, par don naturel, s’exprimait ainsi à la moindre occasion. Découvrant cette passion, elle lui avait acheté un lecteur-enregistreur de cassettes rouge vif, relié à un micro de plastique jaune citron. L’enfant s’enregistrait à chaque fois, frappant à l’occasion sur des tambours improvisés. Le clou de la performance était un ballet original. Soudain sa jambe se dressait en équerre, ses doigts tâtonnaient sur un voile imaginaire, puis toute la silhouette tournoyait pour mieux reprendre sur un autre registre. Blotti, voûté, arc-bouté, le petit corps s’ouvrait comme les ailes d’un scarabée, pour onduler aussitôt au fil du rythme.

C’est durant l’un de ces numéros échevelés que Diane osa se féliciter. Jamais elle n’aurait imaginé un plus complet bonheur. En trois semaines, elle était parvenue à une sérénité, un équilibre, qu’elle avait planifié en années. Pour la première fois de son existence, elle était en train de réussir un acte qui concernait sa vie personnelle.

A cet instant, elle découvrit les chiffres rouges de la date sur son réveil à quartz.

Lundi 20 septembre.

Tout allait peut-être pour le mieux, mais il devenait impossible de reculer la terrible échéance.

Le dîner chez sa mère.

6

La porte blindée s’ouvrit sur sa silhouette gracile.

Les lumières du vestibule dessinaient autour de son chignon un halo mordoré, juste au-dessus de sa nuque. Face à elle, Diane demeurait sur le seuil, raide comme une chandelle. Elle tenait Lucien endormi dans ses bras. Sybille Thiberge chuchota :

— Il dort ? Entre. Montre-le-moi.

Diane esquissa un pas vers l’intérieur, mais s’arrêta aussitôt. Elle venait de percevoir des rumeurs de voix, dans le salon.

— Tu n’es pas seule avec Charles ?

Sa mère prit une expression confuse :

— Charles avait prévu un dîner important ce soir et…

Diane tourna les talons vers l’escalier. Sybille l’attrapa par le bras, avec ce mélange d’autorité et de douceur qu’elle affectionnait.

— Qu’est-ce que tu fais ? Tu es folle ?

— Tu avais dit : un dîner intime.

— Il y a des contraintes qu’on ne peut remettre. Ne fais pas l’idiote, entre.

Malgré la pénombre, Diane distinguait la silhouette de sa mère avec précision. Cinquante-cinq ans, et toujours ces traits de poupée slave, ces sourcils blonds, ces cheveux d’or voletant comme sur une affiche de propagande soviétique. Elle portait une robe chinoise — oiseaux moirés sur fond noir — qui cajolait sa taille fine et ronde. Une chatière s’ouvrait sur des seins irréprochables. Non retouchés. Diane le savait. Cinquante-cinq ans, et la créature ne cédait pas un pouce sur le territoire de la sensualité. Diane éprouva soudain le sentiment d’être plus maigre, plus déglinguée que jamais.

Les épaules lasses, elle se laissa guider mais murmura, en désignant Lucien :

— Tu parles de lui à table : je t’assomme.

Sa mère acquiesça, ne relevant même pas la violence de langage de sa fille. Diane la suivit au fil d’un très long couloir. Elle croisa, sans y prendre garde, les vastes pièces qu’elle connaissait par cœur. Les meubles exotiques qui découpaient leurs ombres sur les kilims, déployés comme des versants de ciel. Les toiles contemporaines zébrant de leurs audaces colorées les murs parfaitement blancs. Et, au détour des encoignures et des tables basses, les petites lampes feutrées et discrètes qui ressemblaient à de pures sentinelles de luxe.

Sybille avait préparé un lit de bois peint dans une chambre claire, emplie de soie et de tulle. Diane redouta tout à coup que sa mère ne se toquât de son rôle de grand-mère. Pourtant elle opta pour une trêve. Elle la félicita pour la décoration et déposa avec précaution Lucien dans le lit. Un bref instant, les deux femmes s’unirent dans sa contemplation.

En repartant, Sybille attaqua aussitôt ses jacasseries ordinaires : mondanités et mises en garde en vue du dîner. Diane n’écoutait pas. Sur le seuil du salon, la petite femme se retourna et toisa les vêtements de sa fille. Son visage exprimait la consternation.

— Quoi ? demanda Diane.

Elle portait un chandail très court, un pantalon de toile immense, posé en équilibre sur ses hanches, un blouson de plumes synthétiques noires.

— Quoi ? répéta-t-elle. Qu’est-ce qu’il y a ?

— Rien. Je te disais simplement que je t’ai placée en face d’un ministre. En fonction.

Diane haussa les épaules.

— La politique, je m’en fous.

Sybille consentit un sourire en ouvrant la porte du salon :

— Sois provocante, drôle, stupide. Sois ce que tu veux. Mais pas de scandale.

Les invités sirotaient des alcools aux reflets ocre roux dans des fauteuils de même teinte. Les hommes étaient gris, âgés, bruyants. En retrait, leurs épouses se livraient à une joute silencieuse, évaluant leurs différences d’âge comme autant de fossés remplis de crocodiles. Diane soupira : cela s’annonçait mortel.

Pourtant, elle retrouvait aussi les petites manies de sa mère, plutôt marrantes. Ainsi, la musique de Led Zeppelin ronronnait en sourdine quelque part — sa mère, depuis sa jeunesse débridée, n’écoutait que du hard rock et du free jazz. Elle apercevait aussi, sur la table mise, les étranges couverts en fibre de verre — Sybille était allergique au métal. Quant au menu, elle savait qu’il serait composé essentiellement d’un plat salé-sucré au miel, substance dont sa mère agrémentait tous ses plats.

— Mon bébé ! Viens me dire bonjour !

Elle s’avança, sourire aux lèvres, vers son beau-père qui lui tendait les mains. Petit, râblé, Charles Helikian ressemblait à un roi perse. Il avait le teint mat et portait la barbe en collier. Ses cheveux crépus auréolaient son crâne et ressemblaient à des nuages d’orage avec lesquels ses yeux sombres s’harmonisaient étrangement. « Mon bébé » : l’homme s’obstinait à l’appeler ainsi. Pourquoi « bébé », alors que Diane était âgée de trente ans ? Et pourquoi le sien, puisque, lorsque Charles l’avait connue, elle était déjà une adolescente de quatorze ans ? Mystère. Elle renonça à déchiffrer ces coquetteries de langage et lui adressa un signe amical de la main, sans se pencher. L’homme n’insista pas : il savait que sa belle-fille ne goûtait pas les effusions.

On passa à table. Comme toujours, Charles menait la conversation avec éloquence. Diane avait tout de suite adoré ce énième compagnon de sa mère, rapidement devenu son beau-père officiel. Dans sa vie professionnelle, l’homme était une éminence. Il avait ouvert des cabinets de psychologie d’entreprise puis s’était orienté vers des missions de conseil, beaucoup plus discrètes, auprès de grands patrons et de personnalités politiques. Quels conseils ? Quelles missions ? Diane n’avait jamais rien compris à ce boulot. Elle ignorait si Charles se contentait de choisir la couleur des costumes de ses clients ou s’il dirigeait leur entreprise à leur place.

En vérité, elle se moquait de ce métier, de cette réussite. Elle admirait Charles pour ses qualités humaines : sa générosité, ses convictions humanistes. Ancien gauchiste, il se jouait de ses propres contradictions, liées à sa fortune et à sa position sociale. Tout en vivant dans cet appartement flamboyant, il continuait à tenir des discours altruistes, à défendre le pouvoir du peuple et l’égalité sociale. Il ne craignait pas de glorifier encore une « société sans classes » ou la « dictature du prolétariat », qui avaient pourtant provoqué la plupart des génocides et des oppressions du XXe siècle. Quand Charles Helikian utilisait ces mots honnis, ils retrouvaient toute leur puissance. Sans doute parce que l’homme avait l’art et la manière — et qu’il conservait, au fond de son cœur, une foi, une sincérité, une aurore toujours intactes.