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— Demandez-lui s’il sait ce qui se passait, exactement, dans le laboratoire.

Giovanni posa la question mais le visiteur ne bougeait plus. Sa pipe embrasée clignotait à la manière d’un phare lointain.

— Il ne veut pas répondre, conclut l’Italien. Il répète seulement que le lieu était maudit.

— Pourquoi ? A cause des expériences ?

Diane avait presque hurlé. Soudain la voix de vieille corde reprit la parole, entre deux pulsations de braise.

— Il prétend que le sang a coulé, expliqua l’ethnologue. Que les savants étaient fous, qu’ils pratiquaient des expériences horribles. Il ne sait rien d’autre. Il répète que le sang a coulé. Et que c’est pour ça que les esprits se sont vengés.

— Comment se sont-ils vengés ?

Gambokhuu paraissait maintenant décidé à aller jusqu’au bout. Il parlait sans attendre la traduction de Giovanni. L’ethnologue résuma son flux de paroles :

— Ils ont provoqué l’accident.

— Quel accident ?

Les traits de Giovanni se durcissaient dans la nuit. Il souffla :

— Au printemps 1972, l’anneau de pierre a explosé. Un éclair l’a traversé.

Il sembla à Diane que cet éclair la déchirait elle-même. Elle s’était toujours focalisée sur le laboratoire de parapsychologie, songeant que le drame originel était survenu lors des recherches sur les états frontières. Mais l’ultime tragédie avait en réalité jailli de la machine infernale. Elle demanda :

— Il y a eu des victimes ?

Giovanni interrogea l’homme et écouta la réponse, livide.

— Il parle de cent cinquante morts, au moins. Selon lui, tous les ouvriers étaient présents dans l’anneau quand la machine a explosé. Une opération de maintenance, je ne comprends pas bien. Le plasma a traversé le conduit et les a brûlés vifs.

Gambokhuu ne cessait à présent de répéter le même mot — un mot que Diane reconnaissait.

— Pourquoi parle-t-il des Tsevens ? demanda-t-elle.

— Tous les ouvriers étaient des Tsevens. Les derniers de la région.

Diane et Giovanni avaient donc tous deux raison. Le peuple solitaire avait d’abord été anéanti par l’oppression soviétique, mais certains de ses membres avaient survécu. Sédentarisés, prostrés dans un kolkhoze, ils étaient devenus des ouvriers asservis, voués à la mort nucléaire. L’ethnologue poursuivait :

— Il dit que certains survivants tenaient leurs intestins entre leurs mains, que des femmes refusaient de soigner leurs maris parce qu’elles ne les reconnaissaient pas. Il dit que des moribonds hurlaient, malgré leurs plaies, qu’ils avaient soif. Quand ils sont morts, leurs mâchoires se sont cassées comme du verre. Il y avait tellement de mouches sur les agonisants qu’on ne savait plus si c’étaient les brûlures ou les bestioles qui grouillaient sur leur corps…

Diane songeait aux autres survivants — à ceux qui avaient cru échapper à la brûlure. Elle ne connaissait pas les conséquences exactes de la radioactivité du tritium mais elle connaissait les séquelles de l’irradiation à l’uranium. Les rescapés d’Hiroshima avaient compris, durant les semaines qui avaient suivi l’explosion, que la notion même de survie n’appartenait pas au monde de l’atome. Ils avaient commencé par perdre leurs cheveux, puis avaient succombé à des diarrhées, des vomissements, des hémorragies internes. Alors les maladies irréversibles étaient apparues : cancers, leucémies, tumeurs… Les ouvriers tsevens avaient dû affronter ces mêmes tourments. Sans compter les femmes qui, des mois après l’explosion, avaient accouché de monstres, ou celles qui n’avaient plus jamais été enceintes, l’infection atomique détruisant les cellules séminales.

Diane scruta le ciel. Elle se refusait à toute compassion. Elle ne devait pas s’effondrer ni s’apitoyer, mais conserver ses facultés de déduction afin d’arracher quelque lumière à ces faits nouveaux. Le souvenir d’Eugen Talikh jaillit dans sa mémoire : indirectement, le physicien avait jeté le malheur et la mort sur son propre peuple en organisant des essais nucléaires. Le scientifique génial, le grand héros tseven avait provoqué l’extinction de sa propre ethnie…

Mais une autre idée la saisit. En admettant qu’Eugen Talikh n’ait pas été directement impliqué dans l’essai fatal, en supposant que l’accident n’ait pas été de son fait, n’y avait-il pas là un irréductible motif de vengeance ? Diane forgea une nouvelle hypothèse. Et si, pour une raison qu’elle ignorait encore, c’étaient les chercheurs du laboratoire de parapsychologie qui avaient été les responsables de l’embrasement ? Talikh, le paisible transfuge, ne pouvait-il pas se transformer en un tueur féroce en apprenant que les chercheurs revenaient sur les lieux de leur crime ?

60

Aux premières lueurs du jour, Diane s’éveilla. Elle s’habilla, enfila un surpantalon étanche et endossa sa parka, avant de se glisser sous un poncho imperméable. Elle prépara son sac à dos : torche halogène, cordes, mousqueton, piles de rechange. Elle ne possédait aucune arme : pas même un couteau. Un bref instant, elle songea à dérober un fusil aux Mongols qui dormaient sous l’une des tentes voisines mais y renonça aussitôt : trop risqué. Elle zippa son sac et sortit dans l’aurore.

Tout était verglacé. L’herbe était blanche, parfois traversée de flaques bleutées. Les gouttes de rosée étincelaient dans leur fixité de givre. Le long des frondaisons, de frêles stalactites s’accrochaient à leurs branches. Tous ces scintillements paraissaient plus vifs, plus lumineux à cause des brumes qui les cernaient, les cajolaient, les enveloppaient d’une opacité légère.

Au loin, elle devinait la présence des rennes. Elle entendait leurs sabots qui faisaient craquer les croûtes de glace, leur souffle grave creusant des zones de chaleur dans ce monde de froidure totale. Elle les imaginait, gris, invisibles dans le brouillard, cherchant le sel le long des pierres, des lichens, des fûts d’écorce. Plus loin encore, elle captait les clapotis réguliers du lac. Diane inhala l’air froid et observa le campement. Pas un mouvement, pas un bruit : tout le monde dormait. Elle plongea dans les taillis, s’efforçant de ne pas briser les buissons de cristal. Cent mètres plus loin, elle dut s’arrêter pour se soulager, s’insultant de ne pas y avoir pensé plus tôt, avant de se harnacher complètement.

Derrière les arbres, elle se dépêtra du mieux qu’elle put de son surpantalon et s’accroupit. Aussitôt, les rennes, sentant le sel contenu dans l’urine, se ruèrent dans sa direction, provoquant un boucan de harde parmi les branches gelées. Elle n’eut que le temps de se rhabiller et de détaler en vitesse. A bonne distance, elle ralentit et éclata de rire. Un rire nerveux, crispé, silencieux, mais qui la libéra. Elle coinça ses pouces sous les bretelles de son sac à dos et se mit en marche. Parvenue au bord du lac, elle scruta, sur sa droite, le versant de la colline au-delà de laquelle, selon les guides mongols, se situait le tokamak. Il y en avait pour deux kilomètres. Elle se glissa sous les mélèzes et commença son ascension.

Sa respiration devint bientôt douloureuse, son corps se trempa de sueur. Les gouttelettes de brouillard perlaient comme des joyaux sur son poncho. Son souffle retombait en pluie cristalline. Elle aperçut des creusées d’ombre parmi les herbes. Elle s’approcha. C’étaient les lits nocturnes de biches ou de daims, encore tièdes de leur présence. Diane ôta un gant et caressa leurs contours de ses doigts nus. Puis son regard s’attarda sur les racines brunes qui couraient entre ses pieds. Elle les toucha aussi, savourant leur rugosité.