Elle poursuivit sa montée. Alors seulement elle se remémora les paroles de Gambokhuu. La description de la catastrophe atomique et de l’agonie de ses victimes. Par contrecoup, ses conclusions de la veille s’approfondirent. Pour une raison qu’elle ignorait, les parapsychologues partageaient une responsabilité dans la défaillance du tokamak. D’une manière ou d’une autre, ils étaient liés à cet accident. Soudain, s’éveilla dans son esprit une succession de souvenirs. Elle revit la peau marquée de taches brunes de Hugo jochum. L’épiderme rosâtre de Philippe Thomas, dont l’eczéma provoquait de véritables mues. Elle se souvint aussi, détail enfoui dans sa mémoire, de l’étrange atrophie de l’estomac de Rolf van Kaen, qui l’obligeait à ruminer des fruits rouges…
Comment n’y avait-elle pas pensé dès hier soir ?
Les parapsychologues avaient été, eux aussi, irradiés.
Chacun d’eux portait l’empreinte de la morsure atomique, qu’ils avaient dû subir à plus grande distance — et donc avec une moindre force. Les stigmates d’une irradiation pouvaient apparaître après des décennies, sous l’apparence de difformités ou de maladies. La bizarrerie des séquelles de ces hommes s’expliquait sans doute par la nouveauté de l’expérience. En vérité, personne n’avait jamais été exposé à une irradiation de tritium.
Diane développa son hypothèse : et si l’explosion atomique, de la même façon qu’elle avait bouleversé le métabolisme de ces hommes, avait modifié quelque chose dans leur esprit ? L’atome pouvait peut-être amplifier la puissance supposée d’une conscience — développer des pouvoirs paranormaux ?
Dans une telle affaire, il était difficile de croire au hasard. Dès lors, pourquoi ne pas imaginer que les chercheurs s’étaient volontairement exposés aux radiations ? Qu’ils avaient remarqué, parallèlement à leurs propres expériences, des signes chez les ouvriers tsevens laissant penser que l’exposition au tritium provoquait des mutations mentales ? Alors les parapsychologues avaient déclenché l’éclair atomique dans le cadre d’une expérience extrême. Quelque chose avait failli, des hommes — un peuple — étaient morts, mais les apprentis sorciers avaient atteint le résultat escompté. Leurs pouvoirs s’étaient accrus sous l’effet de l’atome. Ces hommes étaient des mages. Des mages des temps nucléaires.
Marchant d’un pas résolu à travers la forêt, chauffant son sang au rythme de ses pas, Diane s’installait progressivement au cœur de cette vérité. Tout collait désormais. L’accident était fondé sur un sabotage organisé par une poignée de scientifiques. Voilà pourquoi Talikh les pourchassait aujourd’hui, les traitant, au seuil de la mort, comme des bêtes.
Et voilà pourquoi, sans doute, ces hommes revenaient dans l’anneau de pierre. Pour renouveler l’expérience : s’exposer à l’irradiation et régénérer leurs pouvoirs…
Diane s’arrêta. Parvenue au sommet de la colline, elle apercevait, à travers le brouillard, la dépression de la nouvelle vallée.
Et, au centre de cette clairière, l’immense couronne du tokamak.
61
Diane songea à une ville. Autour de l’anneau de pierre, un dédale de bâtiments, de structures rouillées se déployait sur plusieurs hectares, dont les hauteurs se perdaient dans les brumes. A droite, jouxtant la montagne, se dressaient les turbines de la centrale électrique qui avait alimenté le circuit thermonucléaire. Elle poursuivit sa descente. Elle discernait, au-delà des bâtiments, creusés entre les parois rocheuses, les sillons à demi effacés de routes et de chemins de fer. Grâce à ces infrastructures, les Soviétiques avaient transporté les équipes et le matériel nécessaires à la construction de l’ouvrage. Diane était prise d’un vertige : combien d’ingénieurs, d’ouvriers, de roubles avaient-ils été engloutis dans ce projet qui s’était achevé en une flambée meurtrière ?
Elle contourna la couronne par le flanc ouest. Sous ses pieds, les dalles de ciment remplaçaient peu à peu le sol herbu. Elle enjamba des éboulis, des morceaux de ferraille, puis pénétra dans le premier édifice. A l’intérieur, l’espace était compartimenté par des cloisons ajourées dont les vitres étaient brisées.
Au bout d’un couloir, Diane émergea dans un patio de ciment brut, fissuré de froid, dont le parterre était jonché de gravats et d’aiguilles de pin. A son approche, des sternes au bec rouge s’envolèrent. Le claquement de leurs ailes se répercuta sur les murs de béton, pourfendant d’un trait carmin les parois verdâtres. Elle n’éprouvait aucune peur. Ce lieu était si gigantesque, si abandonné, qu’il lui semblait irréel. S’engageant sur la gauche, elle pénétra dans un bloc dont les fenêtres laissaient pénétrer la lumière de l’aube. Elle avançait toujours, longeant des murs lézardés, où poussaient des bruyères et des airelles.
Elle croisa de nouvelles salles abritant des paillasses fêlées, des outillages colossaux, des machines obscures. Plus loin, elle repéra un escalier qui descendait vers un niveau inférieur. Elle alluma sa lampe. Au bas des marches, Diane fut stoppée par une rangée de barreaux verticaux. Elle poussa la grille, qui était ouverte. Maîtrisant son appréhension, elle plongea dans le sombre boyau. Il lui semblait que sa propre respiration emplissait tout l’espace.
A l’évidence, elle se trouvait dans des geôles. Le faisceau de sa torche accrochait des rangées de cellules, réparties de chaque côté de la salle. De simples compartiments, séparés par des murets, où des chaînes étaient encore scellées au parterre. Diane songeait aux chamans « importés » des prisons et des camps sibériens. Elle songeait aux asiles psychiatriques russes où avaient été « traités » des milliers de dissidents. Que s’était-il passé dans ce site secret ? La prison semblait encore résonner des cris, des gémissements des sorciers grelottants, effarés, attendant dans l’obscurité de connaître leur sort.
Dans le rayon de sa torche, elle aperçut tout à coup une inscription, creusée dans la paroi. Elle s’approcha. C’étaient des lettres cyrilliques qu’elle reconnut aussitôt pour les avoir contemplées dans les archives de l’institut Kurchatov. Elles formaient le nom de TALIKH. A côté, un mot était gravé, qu’elle ne comprenait pas, mais qui était suivi de chiffres : 1972. Dans la conscience de Diane un bruit blanc retentit, une sorte d’écho effrayé. Eugen Talikh, le grand patron du tokamak, avait été, lui aussi, emprisonné ici. Il avait partagé les souffrances des autres chamans.
Elle tenta d’envisager une explication. Au fond, ce fait résolvait plus de problèmes qu’il n’en posait. Si le TK 17 avait été le théâtre d’expériences sadiques à l’égard des sorciers, Eugen Talikh n’avait pu souscrire à de telles pratiques. Il avait dû au contraire s’insurger, menacer les tortionnaires d’en référer aux instances du Parti. Tout s’était alors inversé. Les parapsychologues, sans doute ligués aux militaires du site, avaient emprisonné le physicien sous un quelconque prétexte d’antipatriotisme. Après tout, un Tseven restait un Tseven. Et les soldats russes avaient dû se réjouir de pouvoir écraser l’orgueil de ce petit bridé. Diane passa ses doigts sur l’inscription. Il lui semblait sentir, incrustée dans la pierre, la colère du chercheur. Bien qu’elle fût incapable de déchiffrer ces pattes de mouches, elle était certaine que la date avoisinait celle de l’accident, au printemps 1972.
Ainsi, elle avait deviné juste : au moment de l’explosion, Talikh ne dirigeait plus le tokamak — il était en prison, comme un simple détenu politique.
Diane remonta les marches et reprit sa route au hasard, abasourdie par cette découverte. Elle mit quelque temps à remarquer que l’architecture gagnait en grandeur. Les embrasures de portes s’élevaient, les plafonds se hissaient à des hauteurs démesurées. Diane se rapprochait du tokamak.