Elle se baissa et scruta la paroi plombée, à la hauteur où elle était assise — d’infimes fissures verticales creusaient le matériau. Le gel des hivers, la brûlure des étés avaient fini par altérer l’étanchéité du plomb. Par ces interstices, le rayonnement atomique avait filtré et l’avait touchée, elle, jusque dans ses constituants les plus ultimes. Elle recula, sidérée. Elle croyait avoir échappé à la mort. Elle avait tort. Tout à fait tort. Parce qu’elle n’était pas seulement brûlée.
Elle était irradiée.
Virtuellement morte.
63
Le soleil se levait sur la vallée. Les plaines verdoyantes montaient à l’assaut de l’horizon, encadrées, à droite, par les forêts de la colline, et, sur la gauche, par les contreforts de la montagne encore voilés de brouillard. Diane remarqua, à cent mètres de là, un point qui se détachait. En plissant les yeux, elle reconnut la silhouette de Giovanni, qui avançait vers elle, fusil en bandoulière. Les pâturages l’immergeaient jusqu’à mi jambes, en de longs rouleaux lascifs.
— Qu’est-ce qui se passe ? hurla-t-il. J’ai senti une vibration et…
Une bourrasque avala la suite de ses paroles. Vacillante, Diane marcha à sa rencontre. Elle ne sentait pas la brûlure mais percevait avec précision les rafales de vent qui lui fouettaient la face, les caresses des herbes sur ses jambes, les parfums de fraîcheur qui montaient en colonnes jusqu’à son âme.
— Vous auriez pu m’attendre, gronda l’Italien lorsqu’il fut tout proche. Que s’est-il passé ?
— Le tokamak s’est mis en marche. Je ne sais pas ce que…
— Et vous ? s’enquit-il. Ça a l’air d’aller.
Diane sourit pour réfréner ses sanglots.
— Vous avez le sens de l’observation, dit-elle.
Elle noua ses doigts sur sa tignasse et tira, sans effort, une poignée de cheveux. L’irradiation jouait déjà à plein. Les milliards d’atomes qui la composaient étaient en train de se désintégrer, provoquant une réaction en chaîne qui ne cesserait plus jusqu’à sa décomposition totale. Pour combien de temps en avait-elle ? Quelques jours ? Quelques semaines ? Elle murmura :
— J’étais dans la machine, Giovanni. Je suis irradiée. Irradiée jusqu’à l’os.
L’ethnologue remarqua enfin la traînée noire qui fendait sa parka. De deux doigts il écarta les pans d’étoffe et découvrit la brûlure rougeâtre — la peau commençait à craquer, à se fendiller en lambeaux. Il balbutia :
— On… on va vous soigner, Diane. Surtout il ne faut pas s’affoler.
Elle n’écoutait pas. Elle ne souhaitait s’enliser ni dans l’espoir ni dans l’angoisse. Seul le sursis qui lui restait l’intéressait. Il fallait qu’elle vive assez longtemps pour démasquer les démons, dévoiler la vérité — et assurer une quiétude définitive à son fils adoptif.
— On va vous soigner, répétait obstinément l’Italien.
— Taisez-vous.
— Je vous assure qu’on va vous rapatrier rapidement et…
— Je vous dis de vous taire.
Giovanni s’arrêta. Diane reprit :
— Vous n’entendez pas ?
— Quoi ?
— La terre tremble.
Le tokamak se déclenchait-il de nouveau ? Elle imagina la vallée partant en flammes sous le souffle atomique. Puis elle comprit que la vibration ne provenait pas du site mais des antipodes de la vallée. Elle tendit son regard, droit devant elle, entre la colline et la falaise de pierre. Un immense nuage de poussière, une sorte de brouillard de terre et de brins d’herbe, emportait l’horizon.
Alors elle les vit.
Et elle les reconnut aussitôt.
Les Tsevens.
Non pas dix.
Non pas cent.
Mais des milliers.
Une myriade de cavaliers, surplombant un foisonnement de rennes dont les dos innombrables brillaient sous les miroirs des nuages — oscillation incessante d’échines et de reflets. Un flot sans limite dévalait les pentes, épousait la plaine, se déployait, éclatant de vigueur, de tumulte, de beauté. Il n’était plus question de couleurs : les hommes portaient exclusivement des deels noires et, autour d’eux, les rennes caracolaient, dans les blancs et les gris. Ils couraient, frottant leurs flancs poudreux et mouchetés, entrechoquant leurs bois de velours — tels des arbustes animés, des coraux fantastiques, des concrétions de vent et de vie.
Diane ne savait plus où porter son regard tant l’éblouissement la ravissait, la débordait, la suffoquait. Elle cherchait un point précis où focaliser son attention lorsque, tout à coup, elle le trouva. Si elle devait mourir à cet instant, ce serait avec cette vision gravée au creux des iris : les femmes.
C’étaient elles, et elles seules, qui maîtrisaient, aux deux extrémités de la horde, les bêtes. La plupart d’entre elles montaient des chevaux. Elles hurlaient, les joues en feu, les talons plantés dans leurs étriers. Diane devinait les dessins sur leurs foulards, qui devaient représenter les transmutations magiques qu’elle avait aperçues dans l’avion cargo. Maintenant, c’était comme si ces êtres de légende avaient jailli de la soie pour talonner la terre, épuiser la clairière à force de mottes arrachées, d’herbes envolées.
Sur leurs montures elles tournaient, revenaient, repartaient, ventre et cuisses soudés au cheval, paraissant traverser le corps même de l’animal pour se propulser du sol, en un bond de rage, un saut de grâce — une explosion de vitalité qui montait jusqu’au ciel.
Couvrant le fracas du galop, Giovanni hurla :
— Qu’est-ce que c’est encore que ça ? Ils vont nous écraser !
Diane rétorqua, en écartant ses mèches virevoltantes :
— Non. Je crois… je crois qu’ils viennent nous chercher.
Alors elle s’avança parmi les hautes herbes. Face à elle, la ligne des rennes, neige et cendre, pourfendait les vagues végétales et ne cédait pas sur leur galop. Diane marchait toujours. Derrière les cavaliers, elle apercevait maintenant les enfants, en équilibre sur les selles de bois, au sommet de bêtes plus petites. Leurs visages pourpres apparaissaient de temps à autre, au hasard des ramifications de bois. Emmitouflés, impassibles, ils trônaient tels des princes sur leurs montures couleur d’orage.
La troupe n’était plus qu’à une centaine de mètres. Diane repéra un homme qui devançait les autres. Sa posture, son maintien possédaient un éclat spécifique, qui indiquait qu’il était le maître du cortège. Pourtant ce n’était qu’un jeune homme — presque un enfant — coiffé d’un large chapeau noir. Une conviction l’envahit : cet enfant roi était un Veilleur, un Veilleur devenu homme, vénéré par son peuple. Elle songea à Lucien. Confusément, elle vit défiler des événements chaotiques, des vols d’enfants, des signaux brûlant des chairs, des frontières franchies entre la vie et la mort, des meurtres, des tortures… tout cela finirait par s’assembler. Et, pour l’heure, elle s’en moquait. Car au fond de ce tourbillon, au fond de ce peuple jailli d’entre les morts, elle voyait une lumière resplendir.
Si ce peuple était encore vivant, alors, peut-être, un espoir existait pour elle…
Comme une mer freinée par la grève, toutes les montures stoppèrent en un seul mouvement. A vingt mètres de Diane. Elle avança. Les premiers rennes tendaient déjà leur cou pour chercher le sel le long de ses joues maculées de larmes. Epuisée, titubante, elle se demanda ce qu’elle pouvait dire, et dans quelle langue, pour établir le contact.
Mais ce fut inutile.
L’adolescent roi lui désignait déjà une bête harnachée, qui l’observait de ses grands yeux placides.