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La chamane était là, maintenant, toute proche. La bête entre ses poings hurlait toujours, dressant des crocs affûtés, véhéments. La vieille approcha le monstre de la brûlure. Diane baissa les yeux vers son ventre saupoudré de talc. Sous les traînées blanches, la peau s’était gonflée, gaufrée, craquant déjà par endroits sous la poussée irréversible de la putréfaction. En un ultime cambrement, elle voulut s’échapper mais la stupéfaction la paralysa.

La sorcière venait de plaquer l’animal sur sa plaie, écrasant le corps de fourrure sur les chairs purulentes. En un déclic, les yeux du rongeur se voilèrent d’une pellicule écarlate — un film de sang. La chamane passait et repassait la boule de poils sur la plaie avec acharnement, obstination — une espèce d’application forcenée.

Telle était l’obscure logique de l’intervention : la magicienne cherchait à effacer les stigmates de l’atome à l’aide du rongeur. Elle utilisait l’animal comme une éponge de souffrance, un aimant curateur qui allait balayer les marques du feu et aspirer la mort.

Tout à coup l’animal se mit à grésiller. Des étincelles jaillirent de sa fourrure. Diane ne pouvait y croire : le mammifère, au contact de ses brûlures, prenait feu. Son corps fumait entre les doigts crochetés de la sorcière.

Alors tout se déroula en quelques secondes.

La chamane brandit l’animal-brûlot vers les hauteurs de la tente. Elle pivota sur elle-même, provoquant un charivari de franges et de métal, puis écrasa la bête sur un roc, griffes en l’air. Dans le même mouvement, elle extirpa un coutelas de sa manche et trancha, du sexe à la gorge, le corps de l’animal. Diane vit le ventre ouvrir sa poche de viscères fumants. Elle vit les doigts tordus de la chamane fourrager dans les entrailles puis discerna, parmi les formes sombres des organes, un foisonnement plus noir, une génération de cellules malsaines qui suintaient des fibres et des tissus. Des grains de peur. Des indices de souffrance. Un caviar de mort.

Diane comprit la vérité avant de s’évanouir.

Le cancer.

Le cancer de l’atome était passé dans le corps de l’animal.

65

Quand Diane se réveilla, le jour consumait ses dernières heures. Elle s’étira, sentit ses muscles se dénouer jusqu’à leurs plus fines extrémités, puis elle savoura la chaleur du poêle qui ronronnait au centre de l’espace. Elle percevait au loin les rumeurs du campement. Tout était si doux, si familier…

Elle se trouvait sous une urts, occupée seulement par quelques selles de bois, un châssis à filer et les inévitables rochers gris, qui jouaient leur rôle de mobilier. Il n’y avait plus trace de chamanisme, à l’exception de figurines suspendues, aux robes cousues en peaux d’oreille, et de colliers de museaux de petits rongeurs. En levant les yeux, elle aperçut le ciel à travers l’embrasure du toit. Elle se souvint des paroles de Giovanni : les tentes mongoles étaient toujours ouvertes vers le haut, afin que le foyer demeure en contact avec le cosmos.

Elle s’assit sur la paillasse et écarta la couverture de feutre. Elle était habillée de nouveaux sous-vêtements. Son jean et un pull à col roulé reposaient près d’elle, soigneusement pliés. Il y avait même, éclats de lumière parmi les herbes, ses lunettes, à portée de main. Elle les plaça machinalement sur son nez puis releva son tee-shirt afin d’observer sa brûlure. Ce qu’elle découvrit ne la surprit pas. Elle se sentit inondée de reconnaissance, traversée par une force d’amour comme une rivière par le soleil. Elle acheva de s’habiller puis sortit de l’urts.

L’installation du campement était achevée. Une quarantaine de tentes se disséminaient dans la clairière. Le paysage de la toundra, sous la lumière rasante du soir, paraissait plus lunaire que jamais. Chaque nomade vaquait à ses occupations. Sous les urts, les femmes préparaient la nourriture. Des hommes escortaient les derniers troupeaux jusqu’aux enclos. Des enfants couraient en tous sens, sillonnant les fumées, déchirant l’air grisâtre de leurs rires.

Un sourire monta aux lèvres de Diane lorsqu’elle repéra Giovanni, assis auprès d’un feu solitaire. Elle vint s’installer près de lui, parmi les selles et les paquetages. L’Italien lui tendit un gobelet de thé.

— Comment vous sentez-vous ?

Elle saisit le breuvage, huma sa fumée mais ne répondit pas. Il n’insista pas. Tassé dans sa parka, il tisonnait le feu à l’aide d’une branche morte. Enfin, Diane murmura :

— Nous ne serons plus jamais les mêmes, Giovanni.

L’Italien fit mine de ne pas entendre. Il insista :

— Comment vous sentez-vous ?

Diane poursuivit, les yeux orientés vers les flammes :

— En Occident, on pense que les connaissances chamaniques ne sont que des superstitions, des croyances naïves. On considère ces convictions comme des faiblesses. On a tort : cette foi est une force.

Par pure contenance, l’ethnologue se pencha pour souffler sur les braises. Les herbes embrasées s’enroulaient en filaments orangés, créant une minuscule sarabande d’incandescence. Elle répéta :

— C’est une force, Giovanni. je l’ai compris aujourd’hui. Parce que, quand l’esprit croit, il accède, déjà, au pouvoir. Il est peut-être lui-même le pouvoir. Le versant humain d’une puissance que se partagent tous les éléments de l’univers.

L’Italien se redressa brutalement. Il était hirsute, comme embusqué derrière sa barbe.

— Diane, je comprends votre émotion, mais je ne crois pas à…

— Il n’y a plus à croire ou à ne pas croire.

Elle releva son pull et son tee-shirt, dénudant son ventre : sa peau était blanche, lisse, presque indemne. On discernait tout juste une rougeur, là où les chairs, quelques heures auparavant, étaient encore crevassées de feu. Giovanni resta bouche bée.

— La sorcière est parvenue à guérir ma brûlure, continua Diane. Elle a réussi à enrayer les effets de la radioactivité. Elle a arraché ce cancer à l’aide d’un rongeur enflammé. Appelle ça comme tu veux : sorcellerie, pouvoir psi, intervention des esprits. Mais la force spirituelle dont je parle est d’une pureté insoupçonnée. Et c’est cette force qui m’a sauvée.

Le tutoiement lui était venu spontanément. Ils n’évoluaient plus dans une dimension où on se disait « vous ». Giovanni entrouvrit les lèvres pour répondre, une lueur d’incrédulité dans les yeux, puis, soudain, capitula :

— D’accord. D’ailleurs, peu importe : je suis très heureux, Diane.

Il attrapa quelques copeaux d’écorce et les lança dans le foyer. La ronde des filaments reprit de plus belle.

— Maintenant, reprit-il, il va falloir tout me raconter. Et quand je dis « tout », ce n’est pas une façon de parler.

Diane but une gorgée de thé, prit un long moment pour regrouper ses idées, puis attaqua. Elle parla de l’adoption de Lucien, du piège du périphérique, de l’intervention de Rolf van Kaen. De l’origine de l’enfant et des hommes qui s’intéressaient à lui. Elle parla du tokamak, de son équipe, de l’unité parapsychologique. Elle raconta comment les Veilleurs avaient été chargés de livrer la date d’un rendez-vous énigmatique au bout de leurs doigts. Elle expliqua sa conviction selon laquelle les chercheurs du TK 17 avaient découvert un secret qui leur avait permis d’acquérir et de développer des pouvoirs psi. Et elle conclut avec cette certitude : ces hommes revenaient aujourd’hui à cause de ce secret. Ils avaient rendez-vous dans le tokamak, le 20 octobre 1999, c’est-à-dire dans quelques heures, pour régénérer leurs propres facultés mentales.

Giovanni ne l’avait pas interrompue. Il n’avait marqué aucun signe d’étonnement, ébauché aucun geste d’incrédulité. Il demanda simplement au terme du récit :