Elle venait de reconnaître ces instruments ciselés. Ils appartenaient à son propre passé. Elle manqua s’évanouir et se rattrapa, in extremis, à la table. Giovanni se précipita :
— Ça ne va pas ?
Diane s’appuya, des deux mains, contre l’un des blocs de ferraille. Les outils acérés se répandirent sur le sol, parmi les débris de bocaux. Cliquetis de fer contre cliquetis de verre. Les scintillements dansèrent sous ses paupières battantes. Machinalement, l’Italien regarda les lames à terre et demanda :
— Qu’est-ce qu’il y a ?
— Je… je connais ces instruments, balbutia-t-elle.
— Quoi ! Que veux-tu dire ?
— On les a déjà utilisés sur moi.
Giovanni l’enveloppa d’un regard médusé et, en même temps, battu par l’épuisement. Diane hésita quelques secondes mais il était trop tard pour reculer.
— C’était en 1983, raconta-t-elle. Une nuit brûlante du mois de juin. J’allais avoir quatorze ans. Je rentrais d’un mariage, à pied, à travers les ruelles de Nogent-sur-Marne, dans la banlieue parisienne. Je marchais le long du fleuve quand on m’a agressée.
Elle s’arrêta et déglutit.
— Je n’ai presque rien vu, reprit-elle. Je me suis retrouvée sur le dos. Un homme cagoulé m’écrasait le visage, m’enfonçait des herbes dans la bouche, me déshabillait. J’étouffais, j’essayais de crier, je… je ne voyais que des saules, au loin, et les lumières de quelques maisons.
A bout de souffle, elle aspira profondément l’air empli de sel et assécha plus encore sa gorge. Elle éprouvait pourtant un étrange soulagement. Jamais elle n’aurait cru que ces mots pouvaient franchir le seuil de ses lèvres. L’Italien se risqua à demander :
— Cet homme, qu’est-ce qu’il t’a fait ? Il t’a…
— Violée ?
Ses traits se brisèrent en un sourire.
— Non. Sur le coup, je n’ai senti qu’une intense brûlure. Quand j’ai relevé les yeux, il avait disparu. J’étais là, près du fleuve, en état de choc. Du sang inondait mes jambes… J’ai réussi à rentrer chez moi. J’ai désinfecté ma blessure. Je me suis pansée. Je n’ai pas appelé de médecin. Je n’ai rien dit à ma mère. Et j’ai cicatrisé. Beaucoup plus tard, en m’aidant de livres d’anatomie, j’ai compris ce que le salaud m’avait fait.
Elle s’arrêta. Elle mesurait maintenant l’atroce familiarité de ce souvenir. Malgré tous ses efforts, malgré toute sa rage à effacer l’horreur, elle avait vécu avec ce traumatisme chaque minute, chaque seconde de sa vie. Alors elle prononça les mots interdits — des galets chauffés à blanc dans sa bouche :
— Mon agresseur m’avait excisée.
Elle leva les yeux pour s’apercevoir que l’Italien était pétrifié, comme maintenu en joue par sa propre stupeur. Il prononça enfin :
— Mais… quel rapport peut-il y avoir avec le tokamak ? Avec ces instruments ?
Diane reprit d’une voix enrouée :
— Cette nuit-là, la seule chose que j’ai vue, c’est l’arme de mon agresseur, serrée dans sa main gantée. (Elle poussa du pied l’un des bistouris sur le sol.) C’était un de ces instruments : même manche d’ivoire, mêmes ciselures…
La raison de Giovanni parut se cabrer devant cette ultime énigme.
— C’est… c’est impossible, asséna-t-il.
— Tout est possible, au contraire. Et logique. Mon rôle dans cette affaire découle de cette première agression. A moins que ce ne soit le contraire : que mon agression n’ait été qu’un maillon de l’histoire, écrite sous le signe de cet anneau de pierre. Je suis née, en tant que femme, avec cette déchirure. Et c’est cette déchirure qui va peut-être nous révéler la clé de l’enquête.
Diane s’arrêta net.
Des applaudissements discrets venaient de retentir dans l’ombre de la salle.
67
L’homme qui apparut dans le halo de lumière n’affichait aucune trace de pilosité.
Sous une large chapka brune, ses tempes révélaient une absence totale de cheveux. Il ne possédait non plus ni cils ni sourcils. Seuls, sous la clarté des néons, brillaient les reliefs durs du visage. La proéminence des arcades, l’arête courbe du nez, et la peau intensément blanche. Le déclic de ces paupières nues rappelait le cillement implacable d’un rapace.
— J’admire votre puissance d’imagination, dit l’homme en français. Mais je crains que la vérité ne soit différente encore…
Le personnage tenait à la main un pistolet automatique, mi-noir, mi-chromé. Parmi toutes les raisons de s’étonner, Diane, pour l’instant, n’en retenait qu’une seule : la langue parlée par l’intrus, tout juste fléchie par un léger accent slave. Elle demanda :
— Qui êtes-vous ?
— Evgueneï Mavriski. Médecin. Psychiatre. Biologiste. (Il s’inclina avec ironie.) Diplômé de l’Académie des sciences de Novosibirsk.
Le Russe s’avança. Petit, tassé comme un stère de bois, il portait une vareuse grise à col de fourrure bouclé sur son cou épais. Il devait avoir la soixantaine mais son visage imberbe possédait une sorte d’intemporalité effrayante. Diane déclara — c’était à peine une question :
— Vous avez appartenu au laboratoire de parapsychologie ?
Mavriski opina de sa visière de fourrure.
— Je dirigeais le département consacré aux guérisseurs. L’influence de l’esprit sur la physiologie humaine. Ce que certains appellent aussi la bio-psychokinèse.
— Et vous étiez guérisseur vous-même ?
— A l’époque, je ne possédais que quelques maigres facultés, irrégulières, insaisissables. Comme chacun d’entre nous, d’ailleurs. En un sens, c’est ce qui a fait notre malheur…
Diane frémissait. Les questions battaient ses tempes.
— Comment êtes-vous parvenu à acquérir de vrais pouvoirs ?
En guise de réponse, d’autres crissements de verre retentirent. Une voix grave résonna :
— N’ayez crainte, Diane : vous méritez une explication détaillée.
Elle reconnut aussitôt l’homme qui franchissait l’orée de lumière : Paul Sacher, l’hypnologue du boulevard Saint-Germain.
— Comment allez-vous, jeune dame ?
Elle tentait désespérément d’ajuster ses pensées à la vitesse des événements. Mais, au fond, la présence de l’homme n’était pas si étonnante. Sacher avait le profil idéal pour appartenir au cercle des savants : tchèque, transfuge, spécialiste d’un versant occulte de la conscience humaine — l’hypnose. Elle comprenait aussi qu’il était celui qui l’avait précédée chez Irène Pandove, sans doute à la recherche d’Eugen Talikh. Quand la femme avait dit : « Les yeux… Je n’aurais pas pu leur résister… », elle évoquait le regard irrésistible de l’hypnologue.
Il vint se placer aux côtés de Mavriski. Il portait un bonnet blanc à mailles serrées, une parka bleu sombre et des gants en goretex. Il paraissait descendre des pistes de Val-d’Isère. Si ce n’est qu’il tenait, lui aussi, un pistolet-mitrailleur dans sa main droite.
Diane sentait ses tremblements revenir. La présence de Sacher lui évoquait irrésistiblement l’image de Charles Helikian. Son ancienne idée s’empara de son esprit. Le fumeur de cigares pouvait-il avoir appartenu à cette ronde infernale ? Avait-il effectué le voyage en quarante-huit heures ? Etait-il tout proche ? Ou déjà mort ?