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— A cause du duel.

— Le duel ?

La femme au bonnet rouge esquissa quelques pas. Elle semblait insensible au froid. Du bout de son gant, elle caressa l’un des instruments chirurgicaux, demeurés sur la table en fer, puis déclara :

— Le concile nous a légué des pouvoirs. En retour, nous devons suivre ses règles jusqu’au bout.

— Quelles règles ? Je ne comprends rien.

— Depuis des temps immémoriaux, les sorciers tsevens s’affrontent ici et mettent en jeu leurs pouvoirs. Le vainqueur de chaque affrontement remporte le pouvoir de l’autre. Nous avons toujours su qu’un jour nous serions obligés de nous battre, de miser nos pouvoirs dans cette vallée. Le signal a retenti. Nous sommes venus pour nous affronter.

Diane et Giovanni se regardèrent. Durant le voyage en cargo, l’ethnologue lui avait raconté : « Les chamans de chaque clan devaient se rendre dans des lieux secrets et s’affronter, sous la forme de leur animal fétiche… »

Eblouissement.

Effroi.

Ces initiés étaient des Faust.

Ils avaient pactisé avec les esprits et devaient maintenant payer le prix de leur initiation — se soumettre à la loi de la taïga. La loi du combat.

70

Si on admettait ce postulat, tout coïncidait. Si ces chamans s’apprêtaient à s’affronter sous la forme symbolique d’un animal, alors, d’une certaine façon, leur duel constituait une chasse. Tout devait donc se dérouler comme dans les anciennes chasses tsévènes.

Il fallait que ce duel soit annoncé et guidé par des Veilleurs.

Voilà pourquoi ces sorciers modernes avaient recueilli les enfants de la taïga. Voilà pourquoi ils avaient attendu que la date fatidique s’inscrive sur leurs doigts brûlés, à l’occasion d’une transe. Tel était le rite. Telle était la loi. Le Veilleur devait leur livrer le jour du duel, le jour du retour.

Un autre fait répondait parfaitement à la symbolique animale. Eugen Talikh tuait ses victimes en leur broyant le cœur, de l’intérieur. Il utilisait la méthode consacrée en Asie centrale pour tuer les bêtes.

Soudain, les pensées de Diane prirent un nouveau tour. Elle songeait aux particularités de comportement des initiés. Patrick Langlois lui avait révélé que Rolf van Kaen séduisait les femmes en chantant des airs d’opéra. Il avait même précisé que ce chant envoûtait tout le personnel féminin de l’hôpital. Diane se souvenait aussi de cette réflexion de Charles Helikian à propos de Paul Sacher : « Méfie-toi : c’est un dragueur. Quand il enseignait, il s’appropriait toujours la plus jolie fille de la classe. Les autres n’avaient le droit que de fermer leur gueule. Un vrai chef de meute.

L’attitude face au sexe était un formidable révélateur de la psychologie profonde d’un homme. Ces apprentis sorciers ne faillaient pas à la règle. Diane venait d’acquérir cette certitude : ces hommes, dans leur possession, avaient adopté les comportements de certains animaux.

Et pas n’importe quels animaux.

Chez van Kaen, Diane l’éthologue reconnaissait la conduite spécifique des cervidés. Elle songeait au brame. Les cerfs, les rennes, les caribous étaient les seuls mammifères à pouvoir déclencher l’excitation sexuelle chez la femelle grâce à leur cri. Aussi hallucinant que cela puisse paraître, l’Allemand se comportait, en séduisant par le chant, comme un renne.

Quant à Sacher, Helikian avait livré la clé de son attitude : un chef de meute. Oui, un homme qui s’appropriait la plus belle créature de ses classes et qui dominait tous les autres pouvait être comparé à un loup. A un « alpha », comme on appelait le mâle dominateur de la harde, qui fécondait la femelle et n’admettait de la part des autres membres que respect et soumission.

Puis Diane songea au piège de Philippe Thomas. Un piège soigneusement préparé, fondé sur l’hypnose et la dissimulation, reposant sur une infinie patience et une intervention foudroyante. Une telle technique lui rappelait une autre espèce animale : les serpents, qui capturaient leurs proies, dressés sur leur queue, grâce à la fixité de leur regard aux paupières non mobiles.

Depuis leur initiation, depuis qu’ils étaient « morts » pour renaître à la vie sauvage, parrainés par l’esprit d’un animal fétiche, ces hommes chamans avaient adopté le comportement de leur « maître ». Ils étaient possédés par leur propre totem.

Le renne pour van Kaen.

Le loup pour Paul Sacher.

Le serpent pour Philippe Thomas.

Une nouvelle révélation explosa alors dans son esprit. Elle se rappelait tout à coup d’autres faits, d’autres détails. Des indices physiques qu’elle avait assimilés, par erreur, à des symptômes d’irradiation nucléaire, mais qu’elle pouvait maintenant analyser d’un tout autre point de vue.

Rolf van Kaen souffrait d’une atrophie de l’estomac qui le forçait à ruminer sa nourriture. Le policier avait présenté ce phénomène comme un handicap, une anomalie inexplicable. Diane supposait maintenant l’inverse : van Kaen s’était sans doute forcé, durant des années, à régurgiter ses aliments jusqu’au moment où sa morphologie s’était adaptée à cette habitude insensée. Alors son estomac s’était déformé. Son corps s’était modifié — et il s’était mis à ressembler, au sein même de ses entrailles, à son mentor sauvage : LE RENNE.

Diane conservait aussi un souvenir précis de la séance d’hypnose chez Paul Sacher. Dans la pénombre, elle avait surpris, au fond des yeux de l’homme, un reflet inattendu, pailleté — comme celui que décochent les rétines du loup, dotées de plaquettes qui amplifient la lumière. Comment expliquer cette particularité ? Des verres de contact ? Une déformation naturelle à force d’avoir scruté les ténèbres ? Sacher tenait là en tout cas son attribut, son point de ressemblance avec son totem : LE LOUP.

Philippe Thomas présentait un exemple plus évident encore. Elle n’avait pas oublié le corps pelucheux et ses peaux mortes, dans la salle de bains de bronze. Par sa seule force mentale, le conservateur avait réussi à contracter une maladie psychosomatique : un eczéma qui lui asséchait la peau au point de renouveler régulièrement son épiderme, à la manière d’une mue. A force de volonté, d’obsession, il était devenu LE SERPENT.

Sidérée, elle continuait à remonter cette logique. Elle revoyait maintenant le corps abominable d’Hugo Jochum, marqué d’innombrables taches brunes. Le vieux géologue avait dû provoquer cette maladie dermatologique en s’exposant régulièrement au soleil. Son but : obtenir le corps tacheté d’un fauve. Comme LE LÉOPARD.

Quelles étaient les idoles sauvages de Mavriski, de Talikh ? A qui s’efforçaient-ils de ressembler ? Un coup d’œil vers le Russe lui fournit la réponse. Le visage imberbe mettait en évidence son nez busqué, à la manière d’un bec. Ses paupières privées de cils accentuaient le déclic du cillement. En se rasant totalement le visage, cet homme avait flatté sa similitude naturelle avec un rapace. Evgueneï Mavriski était L’AIGLE.

Brusquement la voix de sa mère retentit :

— Je vois que ma petite Diane n’est plus avec nous. Tu rêves, ma chérie ?

Diane frissonnait, mais elle sentait son sang revenir dans ses membres. Elle parvint à balbutier :

— Vous… vous prenez pour des animaux.

Sybille brandit la lame à poignée de nacre et la fit briller à la lumière. Elle prit un ton de comptine d’enfant :

— Tu brûles, ma chérie, tu brûles. Mais si je suis un animal, as-tu deviné lequel ?

Diane s’aperçut que, malgré elle, elle avait exclu sa mère du cercle infernal. Elle appela les souvenirs qui concernaient la vie intime de Sybille. Elle ne voyait rien. Pas un geste, pas une manie, pas un signe physique qui pouvait lui rappeler, même de loin, un animal. Rien qui lui indiquât l’identité de l’idole, sauf…