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Tout à coup, une série d’indices l’aveugla.

Sa mère léchant ses doigts maculés de miel.

Sa mère rangeant patiemment ses pots d’apiculteur.

Sa mère et ses fameuses pilules de gelée royale.

Le miel.

Elle avait le goût du miel dans le sang. Dans le corps. Dans le cœur.

Diane se souvenait aussi des étranges baisers qu’elle lui prodiguait lorsqu’elle était enfant. Des baisers où pointait toujours la langue, dure et rugueuse. En vérité, Sybille n’avait jamais embrassé sa fille — elle la léchait, selon une technique très spécifique à un animal. Diane affermit sa voix et dit :

— Toi, tu es L’OURS.

71

Les masques étaient tombés. Trois survivants. Trois animaux. Trois combattants. Elle lança un coup d’œil à sa montre : quatre heures du matin. Dans une heure, le jour se lèverait. Dans une heure, le duel commencerait. Sous quelle forme ? A mains nues ? Avec les armes aux manches d’ivoire ? Avec les pistolets automatiques ?

Diane songeait maintenant aux Lüü-Si-An. Elle pouvait imaginer comment ces hommes avaient enlevé les enfants aux Tsevens qui, désormais, les vénéraient comme leurs propres chamans. Elle pouvait entrevoir comment ils avaient soigneusement dispersé ces Veilleurs auprès des orphelinats qu’ils finançaient eux-mêmes. Elle comprenait même qu’ils avaient pris soin de le faire à la fin du mois d’août, au moment où les centres sont vidés par les parents adoptifs qui ont profité des vacances scolaires pour venir chercher un pupille.

Mais il lui manquait l’élément essentiel : comment ces hommes avaient-ils pu décider, au même moment, d’organiser ce réseau ? Comment avaient-ils pu savoir, au moins deux années auparavant, qu’il était temps de recueillir des Veilleurs et que la date inscrite sur leurs doigts correspondrait à l’automne 1999 ? Sacher répondit :

— Tout est venu par les rêves.

— Les rêves ?

— A partir de 1997, nous avons commencé à rêver au cercle de pierre. Au fil des nuits, le songe a gagné en précision. Le tokamak emplissait notre esprit. Nous avons compris le message : il nous fallait agir. Le duel approchait.

Comment admettre une telle explication ? Accepter l’idée que sept hommes, au même moment, aux quatre coins de l’Europe, avaient effectué le même rêve ? L’hypnologue poursuivit :

— Au printemps 1999, les rêves sont devenus d’une telle intensité que nous avons compris que le duel était imminent. Il était temps de recueillir les enfants élus, temps de découvrir la date précise sur leur corps…

— Pourquoi ne pas les avoir adoptés vous-mêmes ?

— Les Veilleurs sont tabous, répondit Sacher. Nous ne pouvons pas les toucher. A peine les regarder. Nous ne pouvions donc que guetter, discrètement, l’apparition du signe, au sein d’un foyer qui nous était proche.

Elle songea à sa mère, qui avait scruté, observé Lucien, mais qui ne l’avait jamais embrassé ni caressé. A l’hôpital, au fil de ses visites, elle attendait, simplement, l’émergence du signe. Diane s’approcha de Sybille.

— Pour adopter ton Veilleur, pourquoi as-tu pensé à moi ?

Sybille Thiberge sursauta. Son regard se posa avec indolence sur sa fille.

— Mais… parce que je t’ai toujours choisie.

— Tu veux dire que tu as toujours su que je jouerais ce rôle ?

— Depuis le moment où j’ai connu les règles du concile.

— Comment savais-tu que j’accepterais d’adopter un enfant ? Comment savais-tu que je ne serais pas en état d’en avoir moi-même, de…

Diane s’interrompit, terrassée. Elle venait de saisir l’ultime évidence. C’était sa mère qui l’avait agressée et mutilée, un soir de juin, sur les berges de la Marne. C’était sa mère qui avait brandi les instruments ciselés du tokamak. Elle tomba à genoux parmi les tessons de verre.

— Mon Dieu, maman, qu’est-ce que tu m’as fait ?

La chamane se pencha sur elle. Sa voix devint coupante comme une lame :

— Rien de plus que ce qu’on m’a fait jadis. Je n’ai jamais oublié les souffrances qui m’ont déchirée quand on essayait de t’arracher de mon ventre. Avec toi, j’ai fait d’une pierre deux coups. Je me suis vengée et je t’ai préparée pour l’avenir. Je devais m’assurer que tu n’aurais jamais d’amants. Que personne ne te féconderait. L’excision annule non seulement toute jouissance physique mais transforme tout rapport sexuel en une véritable torture, si l’infection a fermé les petites lèvres. Je t’ai charcutée en sorte d’obtenir ce résultat. J’espérais que ton traumatisme te détournerait à jamais des relations sexuelles. Je dois avouer que tu as réagi au-delà de mes espérances, ma belle.

Diane sanglotait, sans larmes. A ce moment, la voix de Mavriski s’éleva :

— Il est temps.

Diane leva les yeux, hébétée : les deux hommes, armes en main, reculaient vers la porte de pierre. Elle hurla :

— Non ! Attendez !

Les sorciers la regardèrent. Sa mère n’avait pas bougé. Elle cria :

— Je veux comprendre les derniers détails. Vous me devez ça !

Sybille posa les yeux sur sa fille.

— Que veux-tu savoir encore ?

Elle s’efforça, une dernière fois, de se concentrer sur la chronologie des faits. C’était la seule façon de ne pas voler en éclats. Elle dit :

— Quand les Lüü-Si-An sont arrivés en Europe, rien ne s’est passé comme prévu.

La mère dénaturée ricana :

— C’est le moins qu’on puisse dire.

— Thomas a tenté de t’exclure du duel en détruisant ton Lüü-Si-An.

— Thomas était un lâche. Seule la lâcheté peut expliquer une telle violation. Il a voulu rompre le cercle.

— Après l’accident, quand tu as compris qu’il n’y avait plus aucune chance de sauver Lucien, tu as appelé van Kaen. Tu l’as contacté par télépathie : voilà pourquoi on n’a jamais retrouvé trace du moindre appel.

— C’est le moins que je pouvais faire.

— Alors Talikh est entré dans la course, enchaîna Diane. Il a décidé de vous éliminer l’un après l’autre…

La voix de Sybille frémit de colère :

— Talikh nous a toujours manipulés, depuis le premier jour. Il savait que nous tuerions les autres chamans. Il savait que la seule chance de sauver sa culture, qui est exclusivement orale, était de nous initier. Durant toutes ces années, nous sommes devenus les garants, les réceptacles de la magie tsévène. Talikh n’avait plus qu’à attendre le jour du duel sacré, pour nous vaincre et reprendre ces pouvoirs.

Concentrée sur elle-même, Diane éprouva une intense satisfaction : elle tenait enfin le mobile de Talikh, l’homme qui avait voulu sauver son peuple. Mais un grain de sable enrayait la machine. Elle déclara :

— Un fait ne cadre pas. Talikh n’a pas attendu le duel, puisqu’il a tué van Kaen et Thomas à Paris, et Jochum à Ulan Bator. Pourquoi ?

Il y eut un silence puis la sorcière souffla :

— La réponse est simple : ce n’est pas Talikh qui a tué les chamans.

— Qui d’autre ?

— Moi.

Diane hurla :

— Tu mens ! Il est impossible que tu aies tué Hugo Jochum.

— Pourquoi ?

— J’étais là, dans le couloir du monastère. J’ai surpris le tueur quand il sortait de la chambre de Jochum.