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— Et alors ?

— Et alors j’étais en train de te parler au téléphone, à Paris !

— Qui te dit que j’étais à Paris ? Ce sont les petits miracles de la technologie, ma chérie. J’étais seulement à quelques mètres de toi, dans la chambre de Jochum.

Diane reçut un coup de foudre. La voix essoufflée de sa mère. Le bruit de la circulation, qui coïncidait avec celle d’Ulan Bator : tout simplement les mêmes voitures. Il y avait eu ensuite cette impression confuse, sur le toit, d’avoir déjà vécu cette scène. Et pour cause : la même femme, à seize années d’intervalle, l’avait agressée une nouvelle fois. Elle dit d’une voix brisée :

— C’est… c’est toi qui as tué Langlois ?

— Il avait découvert l’existence des Veilleurs de van Kaen et de Thomas. Il avait fouiné dans le passé de Thomas et trouvé une « Sybille Thiberge » parmi ses anciens élèves. Il m’a aussitôt convoquée. Dans son bureau, je lui ai tranché la gorge et volé son dossier.

— Mais… et les pouvoirs ? En tuant les autres, tu ne pouvais récupérer leurs…

— Je me moque des pouvoirs. Ma clairvoyance me suffit. Je veux rester vivante et les savoir morts. C’est tout. Aujourd’hui, nous ne sommes plus que trois dans le cercle — et la taïga décidera du vainqueur absolu.

— Il est temps.

Mavriski ouvrit la porte de plomb — un rai de lumière provenait des escaliers : le jour du dehors. Diane cria encore :

— Talikh, où est-il ?

— Talikh est mort.

— Quand ?

— Talikh a eu la même idée que Thomas, mais plus tôt. Parmi tous les adversaires du concile, il n’en redoutait réellement qu’un seul : moi. Il a voulu m’éliminer du cercle, m’extraire du combat. Il a tenté de m’attaquer par surprise, durant le mois d’août, aux alentours de notre maison du Lubéron. J’ai senti sa présence avant même qu’il ne s’approche. J’ai lu en lui, mentalement, comme dans un livre ouvert. Et j’ai joué de mon arme intime. (Un sourire s’insinua dans son visage.) Tu sais de quoi je parle…

Diane revoyait la lame glissée sous la langue de sa mère. Elle songeait à ses baisers d’ours — ces petits lapements qu’elle lui prodiguait lorsqu’elle était enfant et qui portaient déjà en eux une charge meurtrière. Tout était déjà écrit. Mavriski se glissa vers les escaliers et se retourna sur le seuil crissant.

— Il est temps.

— Non !

Diane suppliait maintenant. Elle s’adressa à sa mère :

— Il y a une chose… La chose la plus importante à mes yeux. (Elle braqua ses iris sur la fine silhouette à bonnet rouge.) Qui a brûlé les doigts des enfants ? Qui vous a donné rendez-vous ici ?

Sybille parut surprise :

— Mais… personne.

— Il y a bien quelqu’un qui a inscrit la date sur leurs empreintes, non ?

— Personne n’a touché aux doigts des enfants. Ils sont sacrés.

Un dernier abîme s’ouvrait sous ses pas. Elle insista :

— Qui a décidé de la date du duel ?

Sa mère fit un geste de dénégation :

— Tu n’as rien compris à notre histoire. Nous avons pactisé avec des forces supérieures.

— Quelles forces ?

— Les esprits de la taïga. Les forces qui maîtrisent notre univers.

— Je ne comprends pas.

— C’est le secret de notre initiation. L’esprit préexiste à la matière. L’esprit habite chaque atome, chaque particule. L’esprit est la partition de l’univers. La force immatérielle qui forge la réalité concrète.

— Je ne comprends pas.

La voix de sa mère devint plus douce :

— Songe aux doigts des Veilleurs. Songe aux anomalies physiques de van Kaen, de Thomas, de Jochum… Songe au cancer qui a jailli de ton ventre pour rejoindre celui de l’animal…

Diane voyait tout trembler devant ses yeux. Elle revoyait les stigmates des chercheurs, leurs corps atrophiés qu’elle avait crus dominés par une obsession, une volonté malsaine. Elle savait maintenant qu’elle s’était trompée. Sa mère répétait :

— L’esprit contrôle la chair. Telle est notre malédiction : nous nous tenons en deçà de la matière. Et nous sommes revenus pour l’ultime transmutation.

— Quelle… transmutation ?

L’éclat de rire de la femme retentit dans l’anneau grandiose :

— Tu n’as pas compris la loi du concile, mon enfant ? Tu n’as pas compris que tout est vrai ?

72

Les hautes herbes semblaient caresser le vent gris de leurs extrémités ténues, alors que l’aube, lentement, les embrasait à la manière d’une sève écarlate. Les trois chamans s’avancèrent dans la clairière, l‘alaa, et se reculèrent les uns des autres, ne se lâchant plus du regard, ne se déplaçant plus qu’avec une méfiance frémissante, dessinant peu à peu, par leurs seules silhouettes, les trois points d’un triangle parfait. Diane était demeurée, avec Giovanni, sur l’un des tertres de ciment du tokamak. Les adversaires les avaient abandonnés là, ne se souciant plus que de leur propre combat.

Diane tentait de discerner chaque personnage à la surface de la plaine, mais elle ne voyait que les tiges inclinées, les hampes verdoyantes qui paraissaient peu à peu les boire, les absorber, les dissoudre. Lorsqu’ils furent à plus de cent mètres l’un de l’autre, il y eut une immobilité, une fixité de pierre. Une sorte de suspens dans la chair de l’aurore.

Les trois chamans se déshabillèrent. Diane aperçut des chairs pâles, des extrémités osseuses. D’instinct, elle se concentra sur sa mère. Elle vit ses épaules, rondes et musclées, qui se mêlaient à la houle végétale. Elle vit ses mèches blanches qui oscillaient dans le vent. Puis elle saisit que c’était la femme tout entière qui vacillait dans le mouvement de la clairière. Sa mère était en train de s’endormir. Elle glissait dans cet état voilé, intermédiaire, crucial, qui dresse une passerelle spirituelle avec les esprits…

Diane refusait encore de comprendre la vérité quand l’impossible se produisit.

Une ombre l’effleura. Elle leva les yeux. A dix mètres de hauteur, un aigle gigantesque la survolait. Une vaste croix de plumes, comme posée sur le ciel, dans une parfaite posture d’affût. La seconde suivante, un rugissement d’entrailles retentit, dont les notes graves paraissaient soulever les profondeurs de la terre. Diane braqua son regard vers le point de vacillement qu’avait creusé sa mère en sombrant dans le sommeil.

Un ours colossal se dressait parmi les lacis végétaux. Un ours brun — un grizzli — dont le corps dépassait deux mètres de hauteur. Son pelage brun chatoyait de mille reflets. La bosse de son dos ressemblait à un contrefort de puissance et sa gueule noire, morne, souveraine, percée de deux yeux plus noirs encore, était indéchiffrable. « Une femelle », pensa Diane sans hésitation. L’animal se cambra et hurla, comme si le moindre élément de la taïga devait désormais compter avec sa colère.

Diane n’éprouvait aucune peur, aucune panique. Elle se situait au-delà de ces sentiments. Elle se tourna vers le troisième pôle : là où Paul Sacher avait disparu parmi les herbages. Elle ne cherchait plus le vieux dandy mais l’échine hérissée du loup, le canis lupus campestris spécifique de la taïga sibérienne.

Elle ne vit rien mais sentit, comme cela lui était souvent arrivé lors de ses expéditions, une qualité particulière de l’air. L’odeur de la chasse, saturée de faim et de tension, semblait emplir la moindre parcelle d’instant. Un bruissement jaillit sur sa gauche. Diane perçut tout à la fois : le buste blanc et noir, lancé à toute vitesse, le museau effilé, tranchant les herbes, et les yeux, ces yeux ourlés de noir, brillants d’ivresse, qui semblaient posséder déjà un temps d’avance sur l’attaque.