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Giovanni écoutait le discours de Diane. Il était livide, comme broyé par la panique. Pourtant, au terme de ces explications, il n’eut qu’une seule question, un seul étonnement :

— Comment sais-tu tout ça ?

Diane avait la gorge sèche, le palais voilé de terre.

— Je suis éthologue. Les prédateurs constituent ma spécialité depuis douze années.

L’Italien la regardait toujours, les yeux fixes. Elle se pencha vers lui.

— Ecoute-moi bien, Giovanni. Il n’existe pas dix personnes au monde qui pourraient se sortir d’un tel merdier. Alors souris : parce que tu es avec une de ces dix personnes.

— Mais… et les Tsevens, ils… ne vont pas nous aider ?

— Personne ne nous aidera. Et surtout pas les Tsevens. C’est un combat sacré, tu comprends ? Dans cette clairière, il n’y a que deux parasites : nous. Et les animaux vont chercher en priorité à nous éliminer. Le temps de notre destruction, ils resteront alliés. Ensuite seulement, ils s’affronteront, dans l’espace purifié.

Elle ferma sa parka et se releva :

— Je dois trouver une rivière. Vérifier quelque chose.

La pente rejoignait, plus bas, un nouveau versant de la forêt. Ils se glissèrent jusqu’aux premiers taillis puis s’enfoncèrent parmi les arbres. Quelques minutes plus tard, ils atteignirent un torrent qui moussait d’écume blanche. Diane s’agenouilla. Dans les eaux vives, elle distinguait les flammes rose-argent des saumons. L’Italien demanda :

— Qu’est-ce que tu cherches ?

— Je dois connaître le sens de la migration des saumons.

— Pourquoi ?

— D’instinct, l’ours va remonter dans cette direction. Remonter là où les poissons foisonnent.

— Tu es sûre ?

— Non. Jamais personne ne peut prévoir la réaction d’un animal.

« Surtout avec ces bêtes, pensa Diane, d’une espèce si particulière. » Quelle était leur part d’instinct animal ? Leur part d’instinct humain ? Quelle était la résonance du chaman au sein même de la bête ? Elle chuchota, en se retournant :

— Giovanni, tu…

La stupeur lui trancha le cœur. L’homme était arc-bouté sur lui-même, le visage exsangue, le torse ruisselant de rouge. L’aigle l’enveloppait de ses ailes immenses. Ses serres enfoncées dans ses épaules, son bec crochetait déjà sa nuque avec voracité. Diane dégaina. L’Italien et l’oiseau pivotèrent. Une des ailes balaya sa main. Son arme vola à plusieurs mètres. Elle se précipita sur le 45. Quand elle visa de nouveau, l’homme chancelait au bord de l’eau, battant des bras. Elle chercha un axe de tir, puis hurla d’une manière absurde :

— Baisse les bras !

Giovanni tomba, tête en avant. L’oiseau ne le lâchait pas. Soudain, il arracha de son bec un lambeau de chair. La plaie s’ouvrit en un flux écarlate. Diane ne voyait plus que le dos du volatile. Impossible de tirer.

Elle plongea dans la lutte. Elle se glissa sous l’aile du rapace, se nicha sous ses plumes, parvenant à insérer son bras près du torse palpitant de la bête. Alors, elle retourna son poing armé et tira. L’oiseau se cambra. Giovanni hurla. Diane appuya une nouvelle fois sur la détente.

Tout s’arrêta. Le silence s’épancha. Les rémiges noires planèrent avec lenteur. Elle tira encore, deux fois, sentant sa main s’enfoncer dans la chaleur de la blessure. Enfin l’aigle s’affaissa, entraînant dans sa chute Diane et Giovanni. Les trois corps roulèrent jusqu’à l’extrémité de la berge. Lorsqu’elle entendit une des ailes s’abattre lourdement dans la rivière, Diane comprit que tout était fini.

L’œil rond du rapace la fixait. Une mire de mort au cœur d’une cible. Mais ses serres étaient toujours plantées dans le dos de l’Italien. L’oiseau commençait à être entraîné par le courant. Diane glissa son arme dans sa ceinture et s’appliqua à extraire les crochets de corne. Giovanni ne réagissait plus. Lorsqu’elle eut fini, elle découvrit que ces entailles étaient moins profondes qu’elle ne l’aurait cru. En revanche, la blessure à la nuque était mortelle. Le sang coulait à flots, en lentes pulsations. Diane était suffoquée de chagrin, de dégoût. Mais elle se redressa et tendit de nouveau ses muscles. Seul le combat devait occuper son esprit.

Une nouvelle urgence la préoccupait. L’odeur du sang, marque de faiblesse entre toutes, allait attirer le loup. Il fallait étouffer cette source. A vingt mètres en amont, elle aperçut une surface de bois, en rupture avec le relief de la rive. Elle réajusta ses lunettes et se dirigea vers la plaque sombre : c’était une cavité, longue de trois mètres, couverte par cinq madriers noirs.

Elle parvint à soulever l’une des poutres. La fosse possédait une profondeur d’environ un mètre. Elle était tapissée d’un treillis de branches serrées. Les pêcheurs du lac Blanc devaient sécher là-dedans leurs poissons. C’était un refuge parfait. Diane retourna près de l’Italien. Elle l’attrapa sous les aisselles et tira. Giovanni hurla. Les traits voilés de sueur, il se mit à psalmodier des litanies précipitées. Un bref instant elle crut qu’il priait, en latin. Elle se trompait : l’ethnologue gémissait seulement dans sa langue natale. Elle le traîna jusqu’à la cache en s’efforçant de ne pas entendre ses cris. Insensiblement, elle se forgeait elle-même un Umwelt. Un monde de perceptions, de réflexes appliqués à la situation immédiate, entièrement focalisés sur ce seul but : survivre.

Elle souleva un autre madrier, pénétra dans l’excavation puis attira le corps. Elle referma le toit au-dessus de leur tête. L’obscurité les enveloppa. Seuls, les interstices très étroits entre les poutres livraient quelque lumière. C’était l’endroit idéal pour attendre. Attendre quoi : Diane n’en savait rien. Du moins pouvait-elle ici concevoir une nouvelle stratégie. Elle s’allongea près de Giovanni, passa son bras sous sa nuque, puis le serra contre elle, comme elle aurait fait avec un enfant. De son autre main, elle lui caressa le visage, l’enlaça, le cajola — c’était la première fois qu’elle touchait volontairement la peau d’un homme. Et il n’y avait plus de place dans son cœur pour ses hantises ordinaires. Elle ne cessait de chuchoter à son oreille :

— Ça va aller, ça va aller…

Tout à coup, des pas légers résonnèrent au-dessus d’eux, entrecoupés d’un souffle haletant. L’alpha était là. Il marchait sur le bois, écrasant sa truffe le long des rainures, s’emplissant les muqueuses des effluves de sang.

Diane étreignit au plus près Giovanni. Elle ne cessait plus de lui parler en langage bébé, cherchant à couvrir les pas du loup, de plus en plus rapides, de plus en plus frénétiques. Il écorchait maintenant l’écorce à coups de griffes, à quelques centimètres de leur visage.

Soudain, elle aperçut, entre les madriers, sa gueule blanche et noire, tendue, attentive, avide. Elle discerna l’éclat de ses pupilles vertes. Giovanni balbutia : « C’est quoi ? » Diane continua à murmurer des petits mots gentils tout en réfléchissant à la résistance des poutres : combien de temps s’écoulerait-il avant que la bête ne se frayât un passage ? « C’est quoi ? » Les tremblements secouaient le corps de l’Italien. Elle le serra de toutes ses forces, engluée dans son sang. De l’autre main, elle attrapa son Glock.

Il était impossible de tirer. Les lattes de bois étaient trop épaisses pour que les balles les traversent. Les projectiles risquaient au contraire de ricocher et de leur trouer la peau. Un nouveau bruit retentit. Un raclement régulier, à l’autre bout de l’excavation. Diane tendit son regard. Le loup grattait la terre, cherchant à s’insinuer au fond du terrier. Dans quelques secondes, il serait là. Son corps souple se glisserait dans la trappe et ses crocs déchireraient leurs chairs.