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Soudain, un trou de lumière éclaboussa la fosse. Les griffes de l’animal jaillirent, fourrageant avec frénésie. « Diane, qu’est-ce qui se passe ? » Giovanni tenta de relever la tête, mais elle le retint, d’une main sur le front. Un baiser, une caresse, puis elle groupa son corps et rampa jusqu’à l’extrémité de la cavité, là où le loup avançait toujours. Elle n’était plus qu’à cinquante centimètres de l’adversaire. Elle discernait ses pattes mouchetées de blanc, ses griffes qui creusaient, creusaient, creusaient. Elle respirait son odeur, prégnante, lourde, menaçante. Jamais une exhalaison ne lui avait paru plus éloignée de l’homme, plus étrangère à sa propre odeur.

A trente centimètres de la trouée, les coudes en appui, Diane noua ses poings sur le 45 et releva, des deux pouces, le chien de l’arme.

Deux mondes allaient s’affronter.

Umwelt contre Umwelt.

Le loup écartait les mottes, totalement à découvert, n’esquissant pas même un recul prudent. L’odeur du sang le rendait fou. Quand Diane vit poindre le museau croûté de terre, elle ferma les yeux et écrasa la détente. Elle sentit une giclée tiède. Elle rouvrit les paupières par réflexe et discerna, à contre-jour, la gueule écorchée. Elle visa un œil, détourna la tête et tira encore, sentant la douille rebondir sur son visage.

Elle s’attendait à recevoir un coup de griffes, une déchirure de crocs. Il ne se passa rien. De nouveau, elle risqua un regard. Les fumées des gaz se dissipaient. Dans l’axe de lumière, le corps se matérialisa, pattes postérieures tendues, comme dans un geste d’étirement. La bête était inerte. Décapitée.

Diane la repoussa, reboucha le trou, puis recula de nouveau jusqu’au visage de Giovanni. Elle l’embrassa, en lui soufflant : « On l’a eu, on l’a eu, on l’a eu… » Elle pleurait et riait à la fois, tout en éjectant le chargeur de la crosse, afin de compter les balles qui lui restaient. Elle répétait toujours : « On l’a eu, on l’a eu… » et songeait que, jusqu’ici, ce n’étaient pas vraiment ses connaissances en éthologie qui les avaient sauvés.

C’est alors que le soleil jaillit.

Tout apparut en bloc. Le ciel. La lumière. Le froid. Et les ombres obliques des madriers qui, un à un, étaient arrachés de leur position. Diane hurla, lâchant pistolet et chargeur. Mais ses cris n’étaient rien face aux rugissements de l’ours, dressé de toute sa hauteur au-dessus de la cavité, balayant les dernières poutres comme s’il s’agissait de simples allumettes. L’animal se voûta vers la fosse, tendit sa gueule noire et poussa un nouveau grognement, ébouriffant sa fourrure brun mordoré, creusant le vent de sa colère.

Diane et Giovanni se serraient à l’autre bout du trou. La bête se penchait toujours, fouettant l’air de ses griffes. Dos à la paroi, Giovanni parvint à se relever dans une cambrure. Elle lui jeta un regard sidéré. Il l’attrapa par le col et lui dit :

— Tire-toi. Tire-toi ! Pour moi, c’est foutu.

L’instant suivant il chancelait sur le treillis, en direction du monstre. Diane était effarée. Il lui fallut quelques secondes pour saisir que Giovanni, l’ethnologue débonnaire, le jeune homme au physique de sucre d’orge, se sacrifiait pour elle.

Elle le vit tituber face à l’animal alors qu’elle-même, les deux mains en appui, se hissait à la surface. Le temps qu’elle effectue ce geste, elle entendit un nouveau rugissement. Elle releva les yeux. A l’autre bout de l’excavation, la patte de l’ours propulsa l’homme à deux mètres de là. Recroquevillée sur le rebord de la fosse, Diane ne parvenait pas à fuir. D’un nouvel arc de fureur, le grizzli déchira le torse de sa victime. Elle vit, en images convulsives, le bouillon de sang jaillir des lèvres de son ami.

Et ce fut son tour de hurler : « NON ! »

Elle sauta de nouveau dans l’excavation, attrapa le Glock, enclencha le chargeur dans la crosse. L’ours dévorait le visage de l’Italien. Elle traversa la tranchée. Prit un dernier élan et s’appuya, des deux pieds joints, sur les mailles de bois pour rebondir au niveau de l’animal.

L’ours se redressa en tenant entre ses crocs le masque de chair. Elle s’agrippa à lui, de face, les deux jambes écartées, et se cramponna à sa nuque de la main gauche. De la droite, elle enfonça l’arme dans sa gueule, sentant le gouffre brûlant du palais mêlé aux lambeaux du faciès humain. Elle pressa la détente. Elle vit le sommet du crâne exploser en débris sanglants. Elle tira de nouveau. La cervelle éclaboussa le ciel. Elle tira, tira, tira et continua à appuyer sur la détente alors que son geste ne produisait rien d’autre que des déclics absorbés par les grognements du monstre. Et il lui sembla qu’elle tirait encore quand l’ours mort lui arracha le bras et l’entraîna dans sa chute jusqu’au plus profond de la rivière.

Épilogue

Le soleil se répandait dans la pièce comme du lait chaud.

Les boiseries du bureau lançaient des reflets couleur chocolat alors que les parquets déployaient des scintillements mordorés, comme s’ils avaient été peints avec du thé. Un vrai décor de petit déjeuner, où planait encore cet attendrissement du matin, nourri de rêves et d’émotions vagues.

— Je ne comprends pas, répéta la femme. Vous voulez changer le prénom de votre fils, c’est ça ?

Diane se contenta d’acquiescer. Elle se trouvait dans les bureaux de l’état civil de la mairie du cinquième arrondissement. L’employée reprit :

— Ce n’est pas une démarche très courante.

La fonctionnaire ne cessait de regarder le bras pansé de son interlocutrice, ses cicatrices au visage. Elle marmonna en ouvrant un dossier :

— Je ne sais même pas si c’est possible…

— Laissez tomber.

— Pardon ?

Diane se leva en un mouvement.

— Je vous dis de laisser tomber. Je ne suis plus sûre. Je vous rappellerai.

Sur le seuil du bâtiment, elle s’arrêta, respirant l’air glacé du mois de décembre. Elle contempla les légères guirlandes de lumières qui s’ourlaient au-dessus de la place du Panthéon. Elle aimait cette fragilité désuète des décorations de Noël face à la grandeur du tombeau.

Elle descendit la rue Soufflot et reprit le fil de ses pensées. Depuis plusieurs jours, elle vivait avec cette obsession : donner à Lucien les prénoms des deux hommes qui étaient morts dans l’affaire du concile de pierre. Pourtant, face à l’employée de la mairie, elle avait saisi l’absurdité de son projet.

Lucien n’était pas une plaque de marbre sur laquelle on gravait les noms de héros défunts. Et, pour être sincère, elle n’aimait pas ces prénoms — ni Patrick ni Giovanni. Surtout, elle n’avait pas besoin d’actes symboliques pour se souvenir des amis qu’elle avait perdus dans la tourmente. Ils resteraient à jamais présents dans sa mémoire comme les seules victimes innocentes, avec Irène Pandove, de l’histoire du tokamak.

A son retour à Paris, Diane n’avait eu aucun mal à se disculper du meurtre de Patrick Langlois. En fait, elle n’avait jamais été soupçonnée de cet acte criminel, pas plus qu’elle n’avait été suspectée du massacre de la fondation Bruner ou du « suicide » d’Irène Pandove. On fut seulement étonné qu’elle soit partie se réfugier en Italie, comme elle l’avait prétendu. Aujourd’hui, l’affaire était classée. Le juge d’instruction avait bouclé son dossier sur l’hypothèse confuse d’un règlement de comptes entre transfuges communistes, sur fond de recherche nucléaire.