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Nul n’avait discerné, malgré sa disparition, le rôle central de Sybille Thiberge dans l’intrigue. Charles Helikian s’était d’abord inquiété puis avait supposé que son épouse s’était enfuie avec un amant. Diane le voyait de temps à autre. Ensemble, ils évoquaient le départ mystérieux de sa mère. Elle soutenait alors la thèse d’une existence cachée. Ces théories plongeaient l’homme dans des abîmes de désespoir — mais, aux yeux de Diane, c’était un moindre mal : elle connaissait d’autres abîmes, d’autres vérités qu’elle ne lui aurait avouées pour rien au monde.

Elle traversa la place Edmond-Rostand et pénétra dans les jardins du Luxembourg. Elle longea les parapets du bassin central puis gagna les marches qui mènent à l’aire du théâtre de Guignol, de la buvette, des balançoires. Elle repéra un cercle de pierre, sous les branches nues des marronniers. Elle songea au tokamak, au laboratoire circulaire, aux sept chamans qui avaient conclu un pacte avec les esprits et l’avaient payé de leur âme. Mais il ne s’agissait que d’un bac à sable, où s’ébrouaient des enfants encapuchonnés. Soudain, elle l’aperçut, coiffé de son bonnet de laine polaire, concentré sur ses constructions de sable — digue, douves et forteresse.

Elle se recula derrière un arbre et, à travers la buée de sa propre respiration, le contempla, pour son seul plaisir. Aux premiers jours de novembre, Lucien s’était réveillé. Le 22 novembre, il était sorti de l’hôpital Necker. Dès les deux premières semaines de décembre, il avait repris ses jeux préférés. Le 14 décembre, il avait prononcé, pour la première fois, les deux syllabes, à la fois redoutées et espérées : « maman ». Diane avait compris qu’elle était définitivement à l’abri du passé.

Elle s’était juré de ne plus penser aux vertiges de cruauté qu’elle avait dû affronter, aux expériences inconcevables qu’elle avait découvertes — à ces gonds de l’univers qu’elle avait vus sauter, sous ses propres yeux. A mesure que les semaines passaient, une nouvelle conviction s’était forgée en elle. Une idée qui lui apportait un réconfort intime. Elle songeait à Eugen Talikh, l’homme qui avait voulu reconquérir les pouvoirs de son peuple. Diane considérait qu’elle avait instauré une sorte de continuité spirituelle avec lui. Elle bénéficiait en retour d’une clarté, d’une connaissance diffuses. Malgré le sang, malgré la folie, l’épreuve du cercle l’avait initiée. Grâce à cela, elle allait devenir la meilleure des mères pour Lucien. Elle avait pris contact avec les foyers qui avaient adopté les autres Veilleurs — dont la famille d’Irène Pandove, qui avait recueilli l’enfant du lac. Elle s’était juré de les conseiller, de leur venir en aide si la croissance des enfants était marquée par l’émergence de pouvoirs étranges.

Elle sortit de sa cachette et marcha vers le bac à sable. Lucien était de nouveau gardé par la jeune fille thaïe de l’institut France-Asie. Il l’aperçut et courut au-devant d’elle. Elle réprima un cri lorsqu’il s’appuya de tout son poids sur son bras suturé, mais chercha aussitôt la fraîcheur de ses joues. Diane ne possédait qu’une seule certitude : elle était en convalescence et il n’existait pas de meilleur filtre pour guérir que celui de cette proximité enfantine, un tamis aux mailles tissées par les désirs insouciants de Lucien. Chaque détail la purifiait. Même la taille de ses mains, de ses pieds, de ses vêtements constituait pour elle une nouvelle texture, une quintessence particulière, diaphane et légère.

Tout à coup, elle éclata de rire et tournoya avec son enfant, sous les cimes du parc. Oui, elle n’avait plus aujourd’hui qu’une seule mission : s’ajuster à cette clairière d’innocence, à ce versant de tendresse qui constituait l’unique cercle de son destin. Elle ferma les yeux et ne vit que des particules de lumière.