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— À gauche, mon labo de développement. Il m’arrive encore de filmer avec une vieille 16 mm, pour m’amuser. Je quitterai ce monde avec une pellicule au bout des doigts, croyez-moi.

Il ouvrit la chambre noire, dévoilant des caméras, des bobines, des bidons de produits chimiques, puis repoussa doucement la porte.

— C’est au fond que nous allons.

La dernière pièce ouvrait sur un véritable laboratoire dédié à l’univers du cinéma. Table de montage, visionneuse, loupes, matériel informatique perfectionné, avec scanner de films. Il y avait aussi de nombreux outils plus archaïques. Ciseaux, colle, mini-guillotine, adhésif, règles. Lucie avait eu raison d’employer le mot « autopsie ». On devait décortiquer ici un film comme on disséquait un corps. Il y avait même les gants en coton blanc, que le restaurateur enfila.

— Bientôt, tout ceci n’existera plus. Les caméras haute définition entièrement numériques vont avoir la peau du bon vieux 35 mm. La magie du cinéma se perd, je vous le dis. Un film sans l’image qui saute, est-ce encore un film ?

La fameuse bobine était enclenchée sur un axe rotatif vertical, du côté gauche de la table de visionnage. La pellicule, tirée sur un mètre, passait dans un instrument central qui faisait office de loupe et d’écran, avant de ressortir vers une bobine d’enroulage. La seule lumière de la pièce était celle d’un néon.

— Commençons par le commencement. Approchez, chère demoiselle. Permettez-moi de vous dire que vous êtes charmante.

Il n’avait pas sa langue dans sa poche. Lucie sourit et vint se placer à ses côtés, face à la visionneuse.

— On se la fait comment ? demanda-t-il. Simple ou compliquée ?

— N’hésitez pas à entrer dans le détail, je n’y connais rien, bien que j’adore le cinéma. Quand vous offriez le projecteur à Ludovic, je regardais mon premier film d’horreur, seule à 11 heures du soir. C’était L’Exorciste. Le meilleur et le pire de mes souvenirs.

— L’Exorciste… L’une des productions les plus rentables de l’histoire du cinéma. Le réalisateur du premier, William Friedkin, avait plongé ses acteurs dans des conditions abominables. Coups de feu surprise aux oreilles, pièces glaciales pour amplifier leur jeu. Maintenant, aux acteurs, il leur faut leur confort.

Lucie le regardait avec tendresse. Il parlait passionnément, pareil à son propre père quand il discutait hameçons et canne à pêche… Elle était alors si petite.

— Donc, notre film…

— Notre film, oui. D’abord, le format : du 16 mm. Il a été entièrement réalisé caméra à l’épaule. Sans doute une Bolex. Légère, portative, la caméra mythique des années cinquante. Bizarrement tourné à cinquante images par seconde, comme l’indique l’amorce, alors que le standard est de vingt-quatre images par secondes. Mais la Bolex permettait ce genre de fantaisies, répondant ainsi à de nombreuses exigences.

— Ce film est l’original ?

— Non, non. L’original, ce qui sort de la caméra, est imprimé en négatif sur la pellicule, comme pour la photographie. Ici, vous disposez du tirage positif, celui que l’œil voit. On travaille toujours avec des positifs, qui servent aussi de copie de sauvegarde. De cette manière, on peut les couper, les manipuler sans crainte.

Il tira la bande à l’aide d’une manivelle. Sur l’écran s’afficha, au bas du ruban : .

— Ce terme inscrit sur l’amorce, SAFETY, indique que le support de l’émulsion est de l’acétate, sans danger. Jusqu’aux années cinquante, ils étaient encore, pour la plupart, en nitrate, inflammable. Vous avez sans doute en tête la scène où Philippe Noiret prend feu à l’intérieur d’une cabine de projection, dans Cinéma Paradiso, parce qu’il ouvre une boîte contenant une pellicule en nitrate. Mythique.

Lucie acquiesça, pourtant elle n’avait jamais vu ce film. Les classiques italiens n’étaient pas trop son style, contrairement aux films noirs américains des années cinquante, qu’elle dévorait avec passion.

— Le rond noir, au-dessus du A, prouve que la pellicule a été fabriquée au Canada. C’est la symbolique internationale utilisée par Kodak.

Le Canada… Ludovic avait expliqué avoir déniché la bobine dans le grenier d’un collectionneur belge. Et aujour-d’hui, cette même bobine se retrouvait en France. Ces films anonymes devaient avoir la même vie que des timbres de collection ou des pièces de monnaie, et voyager de pays en pays. Lucie mit dans un coin de sa tête qu’il faudrait peut-être interroger le fils du collectionneur, si l’enjeu en valait la peine. Elle dut avouer que cette petite enquête personnelle, loin des sentiers battus, l’excitait. Claude sembla se connecter à ses pensées.

— Ces films voyagent et se perdent. Plus de cinquante pour cent des œuvres d’avant la Seconde Guerre mondiale ont disparu, vous imaginez ? Là-dedans, il y a de purs chefs-d’œuvre, qui croupissent sans doute dans des greniers. Des Méliès, Chaplin, un tas de John Ford aussi.

— On sait de quand date celui-ci ?

Claude Poignet tourna la manivelle. Lorsque arriva la toute première image du film, entièrement noire avec le rond blanc, il désigna le bas de la bande. Lucie remarqua la présence de deux symboles , juste au-dessus des perforations, ainsi que des numéros.

— Kodak utilisait un code composé de figures géométriques pour dater ses bandes. Code qu’il réutilisait tous les vingt ans.

Il tendit une feuille plastifiée à Lucie, une espèce de fiche technique.

— Regardez cette grille. La croix et le carré démontrent que le positif a été tiré soit en 1935, 1955 ou 1975. Vu l’état de la pellicule et les vêtements de l’actrice en scène d’ouverture, nul doute qu’il s’agit de l’année 1955 — il pointa l’index sur l’écran. Ce numéro, ici, présent toutes les vingt images, est ce qu’on appelle le numéro de bord. Il identifie le fabricant, Kodak pour ce qui nous concerne, le type de pellicule, le numéro de rouleau et un suffixe à quatre chiffres qui individualise chaque image. En gros, on peut savoir où et quand cette pellicule est sortie de son laboratoire. Cependant, je vous garantis d’emblée que vous n’arriverez à rien avec ces numéros, c’est trop lointain et il est fort probable, vu l’évolution, que le laboratoire d’origine n’existe plus.

Il fixa Lucie avec un air satisfait. Ses verres grossissaient considérablement ses globes oculaires. Lucie lui rendit son sourire.

— On passe au contenu ?

Le visage de l’homme se ternit. Il perdit instantanément de sa bonne humeur.

— J’aurais dû vous le dire au début mais ce film, c’est celui d’un génie et d’un psychopathe. Les deux réunis dans le même esprit tordu.

Lucie sentait naître l’excitation. En plein congé, elle se retrouvait au fin fond d’un atelier, à basculer dans un univers malsain qu’elle côtoyait chaque jour à la brigade.

— C’est-à-dire ?

— Il y a là-dedans des images pour le moins… troublantes. Vous avez dû le ressentir au fond de vous-même, sans vraiment comprendre pourquoi.

— Oui. Une impression de malaise. Surtout avec la scène de l’œil, au début, qui plonge immédiatement dans une ambiance glaçante.

— Un pur trucage, évidemment. L’œil fendu est celui d’un animal, peut-être un chien. Mais cette séquence montre surtout que l’œil, en soi, n’est qu’une vulgaire éponge qui capte l’image, une surface lisse qui ne comprend pas le sens des choses. Et que, pour mieux voir, il faut percer cette surface lisse. Aller au-delà. À l’intérieur du film…