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Elle disparut. Lucie se passa une main sur le visage, fatiguée, et éteignit le téléviseur. L’image de ce soldat pixélisé s’effaça d’un coup. Lucie songea aux paroles de Claude Poignet, le restaurateur : la violence des images frappait n’importe où, même dans cette chambre d’enfant, au cœur d’un hôpital. N’y avait-il pas assez d’agressivité dans les rues, pour qu’on l’exploite aussi au fin fond de l’intimité familiale ?

Les ombres descendirent, apaisantes pour une fois.

En pyjama, Lucie tira le fauteuil jusqu’au lit et s’installa doucement à côté de Juliette. Demain matin, elle passerait à la brigade pour informer ses supérieurs de cette histoire de bobine, même si aucun procureur n’allait lancer une enquête officielle autour d’un vieux film de plus de cinquante ans. Ce commissaire Sharko avait vu large : balancer la bobine à la scientifique, fouiller chez Szpilman ! Comme si tout était aussi simple. D’où sortait-il, ce drôle de flic avec son bermuda et ses chaussures bateau ? Étrangement, Lucie ne pouvait se défaire de l’impression qu’il lui avait laissée : celle d’un type qui avait à son actif plus de crimes qu’elle n’en verrait de toute sa vie, mais qui ne voulait rien laisser paraître. Quelles horreurs se nichaient au fond de sa tête ? Quelle avait été sa pire affaire ? Avait-il déjà croisé des tueurs en série ? Combien ?

Elle finit par s’endormir, des images sombres plein la tête, la main dans celle de son enfant.

Le réveil, encore une fois, fut brutal. Les néons qui s’allument et déchirent les paupières. Dans son demi-sommeil, Lucie ne prit pas la peine d’ouvrir les yeux. Il s’agissait probablement d’une infirmière, qui passait une énième fois pour vérifier que tout allait bien. Elle se recroquevilla davantage dans le fauteuil quand une voix lourde l’arracha définitivement de sa torpeur.

— Debout, Henebelle.

Lucie grogna légèrement. Se pouvait-il que ce soit…

— Commandant ?

Kashmareck se dressait devant elle. Quarante-six ans, la rigueur d’une barre à mine. La lumière blanche cisaillait ses traits et creusait des zones d’ombre sur son visage carré. Il hocha le menton vers la gamine qui dormait encore, enfouie sous ses draps.

— Comment va-t-elle ?

Lucie se dissimula sous une couverture, gênée de lui apparaître en tenue légère. Bonjour l’intimité.

— Bof, bof… Vous n’êtes pas venu ici juste pour prendre de ses nouvelles. Qu’y a-t-il ?

— À ton avis ? On débarque sur un crime de sang. Quelque chose de… pas commun.

Lucie ne comprenait toujours pas le sens de sa visite. Elle se redressa un peu et fourra ses pieds dans ses pantoufles lapin.

— Du genre ?

— Saignant. Ce matin, un livreur de journaux nous appelle. Il avait pris l’habitude de rentrer chez son client, tous les jours, à 6 heures, pour boire le café. Sauf que le client, il l’a retrouvé pendu au lustre de sa cuisine, les poignets attachés dans le dos. Et étripé, entre autres…

Lucie parlait tout bas. Elle ne comprenait pas encore ce qui se passait.

— Excusez-moi, commandant mais… En quoi cette histoire me concerne ? Je suis en congé et…

— On a récupéré ta carte de visite dans sa bouche.

16

Des voitures de police et la camionnette de la scientifique étaient encore garées le long de la rue Gambetta lorsque Lucie débarqua. Elle avait attendu l’arrivée de sa mère, à 9 heures, et pris le temps de discuter une petite heure avec Juliette, lui expliquant que très bientôt, elles partiraient en Vendée, toutes les trois, qu’elles fabriqueraient des centaines de châteaux de sable face à l’océan et mangeraient des glaces.

Mais, pour le moment, exit les châteaux de sable et les glaces. Place à quelque chose de gluant et malsain : la puanteur d’une scène de crime.

Kashmareck était déjà revenu sur les lieux. À l’hôpital, Lucie lui avait tout expliqué à propos du film, comme elle l’avait fait avec le commissaire Sharko. Cependant, sa rencontre avec le commissaire parisien, la veille, ainsi que son appel à l’OCRVP sans en informer sa hiérarchie, avaient plongé le commandant dans une colère noire. Ils régleraient leurs comptes plus tard.

Lucie pénétra dans le salon de Claude Poignet, le restaurateur de films, avec une boule dans la gorge. La pièce était sans vie, éclairée puissamment par les halogènes de la PS pour ne négliger aucun indice. Le ou les hommes qui s’étaient pointés chez Ludovic puis chez Szpilman avaient finalement réussi à récupérer leur film. D’après les collègues qui fouillaient l’étage, il ne subsistait plus aucune trace de la bobine mystérieuse. Lucie secouait la tête, les lèvres pincées :

— Il est mort à cause de moi. C’est moi qui l’ai jeté dans la gueule du loup. Il vivait ici, paisiblement, et aujourd’hui…

Elle s’accroupit et caressa le chat, qui vint se frotter contre ses jambes.

— Qui va s’occuper de toi, maintenant ?

Kashmareck lui planta des photos devant le nez.

— Ce qui est fait est fait. On n’est pas ici pour s’apitoyer.

Tristement, Lucie ne la ramena pas et s’intéressa aux clichés de la scène de crime. Des dizaines de rectangles morbides, à faire vomir. Kashmareck lui parlait en même temps, désignant les photos.

— Il a été attaché, bâillonné et pendu, là-bas, au crochet du lustre, avec de la pellicule de film. Je vois difficilement quelqu’un seul faire ça. Je pense, vu la hauteur de plafond, qu’ils étaient au moins deux. Un pour le lever, et un autre pour l’accrocher.

— Le commissaire Sharko a émis l’hypothèse de deux tueurs concernant Gravenchon. Ça peut confirmer qu’on a affaire aux mêmes individus.

Le commandant pointa l’index vers le fauteuil.

— On a retrouvé une boîte de film vide sur les coussins. Le film qui a servi à le pendre, c’était Le Trésor du pendu, un vieux western. La victime collectionnait une centaine de westerns dans ses armoires de l’étage. Le Trésor du pendu, tu te rends compte ? Il faut avouer que ces assassins ont un putain d’humour.

Lucie n’avait bu qu’un café, elle se sentait nauséeuse. Une phrase prononcée par la victime lui revint en tête : Je quitterai ce monde avec une pellicule au bout des doigts, croyez-moi. Il ne pensait pas si bien dire. Et puis, ses soucis personnels avec sa fille et sa mère n’arrangeaient pas les choses. Heureusement, le corps avait déjà été enlevé, ce qui rendait la scène plus impersonnelle, moins difficile à supporter.

La scientifique avait quadrillé les espaces sensibles. On pouvait se déplacer dans la maison, mais uniquement en suivant les chemins balisés. Au sol, sous le lustre, s’étalait une marre de sang. Des gouttes avaient jailli partout comme une pluie. Carrelages, bas des murs, pieds de la table.

— Une fois pendu, ils l’ont vidé comme un poisson. Puis ils lui ont bourré l’intérieur de pellicule, à la place des intestins. Le légiste est assez formel là-dessus : la victime était déjà décédée à ce moment-là, en témoignent les pétéchies dans ses yeux. Mort par asphyxie. On ignore encore si c’est à cause de la pendaison.

Le chat se glissa vers la porte d’entrée et miaula pour sortir. Lucie lui ouvrit, puis regarda l’une des photos. Le vieil homme, ouvert du cou au pubis. Ses tripes répandues sur le sol, tombées de plus d’un mètre de hauteur. Ses yeux manquaient. Énucléation, là aussi. À la place, deux petits morceaux de celluloïd enfoncé dans les orbites, qui pouvaient laisser croire qu’il portait des lunettes fumées.