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— J’espère que vous avez fait bon voyage. Je vous présente Nahed Sayyed, l’une des traductrices de l’ambassade. Elle vous accompagnera lors de vos déplacements dans la ville et facilitera vos entretiens avec la police.

Sharko la salua. Ses mains étaient tendres, délicates, et ses ongles coupés court. Ses longs cheveux noirs, fins et flottants, encadraient des yeux ensorcelants. Elle devait avoir une petite trentaine d’années et n’avait rien de l’image que Sharko se faisait des femmes égyptiennes, voilées, soumises, vivant dans l’ombre de leur mari.

Dans les interminables couloirs climatisés, ils discutèrent paperasse avant tout. Lebrun lui conseilla de retirer des livres égyptiennes aux distributeurs de l’aéroport, parce que, en ville, il était difficile d’obtenir de petites coupures, tourisme oblige. Après échange de quelques mondanités — dont l’interrogation par un douanier sur la présence d’une locomotive miniature ainsi que d’un pot de sauce cocktail dans ses bagages —, le commissaire put enfin récupérer ses biens. Au fil de leur discussion, il comprit davantage le rôle de Mickäel Lebrun dans ce pays. Bras droit de l’ambassadeur de France sur les questions de sécurité en Égypte, il servait aussi de conseiller technique auprès du directeur de la police du Caire, un général étoilé. Sa spécialité l’orientait plutôt sur les affaires de terrorisme international. Nahed, elle, écoutait, légèrement en retrait, presque effacée.

L’explosion de bruits, l’agitation de la foule et la chaleur manquèrent de faire chanceler le flic français. Il pria pour qu’Eugénie reste dans son coin, loin au fond de sa tête. Mais vu les circonstances et son désintérêt pour l’architecture égyptienne, il paraissait évident qu’elle ne tarderait pas à sortir et à le harceler.

Ils embarquèrent dans une Mercedes Fantôme, le plus gros modèle du pays. Malgré l’insistance du commissaire Sharko, Nahed avait souhaité rester à l’arrière. La puissante voiture quitta Héliopolis et s’engouffra sur l’autoroute Salah-Salem, qui allait les propulser dans les entrailles du Caire. Droit devant, la masse noire de la cité vibrait sous un ciel couleur cuivre.

En route, Lebrun tendit une bouteille d’eau à Sharko, qui se refaisait une santé en profitant à pleins poumons de l’air recyclé de la climatisation.

— Votre supérieur, Martin Leclerc, ne veut pas que vous perdiez trop de temps, puisque votre retour est prévu pour demain soir. Il a suggéré que vous vous rendiez au commissariat aujourd’hui. Personnellement, j’aurais préféré attendre un peu, histoire que vous vous reposiez et puissiez profiter de la ville, mais…

— Martin Leclerc ignore la signification du mot repos. Comment procède-t-on ?

— Je vous dépose à votre hôtel, rue Mohamed-Farid, pas très loin du commissariat. Nahed patientera dans le hall. Elle vous accompagnera, de toute façon, partout où vous le souhaiterez. Prenez le temps de vous rafraîchir. Ensuite, vous vous rendrez sur place, il sera aux alentours de 16 heures, je pense. L’inspecteur principal Hassan Noureddine, chef de la brigade, vous y recevra.

— Sur les lieux, aurai-je accès à toutes les informations ?

Mickaël Lebrun eut un air pincé. Autour, la circulation se densifiait. Des bus, des taxis bondés doublaient de tous côtés dans un tintamarre assourdissant.

— Nous sommes en ce moment dans une situation délicate à cause de l’abattage des porcs. Avec la propagation du virus de la grippe A, de nombreux députés de l’Assemblée du Peuple ont obtenu gain de cause pour l’éradication des bêtes. Depuis fin avril, on ne compte plus les affrontements entre éleveurs et forces de l’ordre. Vous ne tombez pas au bon moment et, malheureusement, mes rapports avec l’inspecteur principal ne sont pas les meilleurs du monde. Il a autorité suprême sur le gouvernorat de Kasr-el-Nil, qu’il gère d’une main de fer. Mais croyez-moi, Nahed vous aidera au mieux, Noureddine la connaît particulièrement bien.

Sharko jeta un œil dans le rétroviseur intérieur. Nahed se tenait droite comme un sphinx entre les appuie-tête en cuir. Quand leurs regards se croisèrent, elle détourna les yeux vers la vitre. Sharko crut comprendre, en une seconde, ce que Lebrun voulait dire par « la connaît particulièrement bien ».

Le Caire révélait enfin son cœur brûlant, ce muscle pulsant que Suzanne aurait tant aimé palper de ses mains. Sharko laissa traîner un œil triste sur les minarets à l’architecture travaillée bordant les universités, les mosquées aux toits d’or rayonnant dans la poussière levée par le rugissement des roues, les terrains réservés aux clubs de football, effacés derrière les étals de fruits démesurés. Un fougueux chaos urbain y régnait, reléguant Paris au rang de village. Vingt millions d’habitants qui donnaient l’impression de pulluler dans un mouchoir de poche. Des vendeurs de pièces pour automobiles s’élançaient au milieu des voies encombrées, des gens traversaient partout, parfois aidés par des passeurs de route. Pas de sots métiers, ici. On poussait des chariots de briques, des ânes usés tiraient des montagnes d’étoffes et côtoyaient les vieux taxis noirs Nasr 1300. Sur les trottoirs dangereux, des créatures voilées couraient et téléphonaient en même temps, le portable calé entre leur joue et leur hijab plus très blanc.

— Comme vous pouvez le remarquer, le piéton est roi, dit Nahed, qui retrouvait le sourire. Le piéton qui est dans la voiture, bien sûr. Sans klaxon, impossible de rouler au Caire. Et sans de bonnes oreilles, impossible de traverser.

C’était la première fois que Sharko entendait véritablement sa voix, joli mélange de français et de saveurs orientales.

— Et comment peut-on vivre dans un tel environnement au jour le jour ?

— Oh ! Le Caire a bien d’autres visages. Ce sont dans ses artères les plus profondes que vous entendrez battre son cœur.

— Ces mêmes artères où l’on a retrouvé les trois filles assassinées, il y a seize ans ?

Sharko avait toujours eu le don de refroidir les conversations, la diplomatie n’était pas son fort. Il hocha le menton vers Lebrun.

— Pouvez-vous me parler de cette histoire, puisque je suis là pour cette raison, après tout ?

— Ma mission en Égypte n’a débuté qu’il y a quatre ans. Nos postes exigent que nous nous déplacions souvent. Et je n’ai pas encore vu le dossier, pour tout vous dire.

Sharko comprit immédiatement que son interlocuteur ne désirait pas se mouiller. Un diplomate…

— Ce Noureddine va me conduire sur les lieux des crimes, au besoin ? surenchérit le flic français.

— Il faut que vous sachiez une chose, commissaire. Le pays avance, et les gouvernants égyptiens détestent revenir en arrière. Qu’espérez-vous, après si longtemps ?

— Vous le ferez, vous, au cas où ?

Le commissaire Lebrun klaxonna à son tour, sans véritable raison. Un gars stressé, mais comment ne pas l’être dans cette tornade d’acier et de bruit ?

— Il est hors de question que nous menions notre barque sans le consentement de Noureddine. D’une part, nous n’aimons pas les écarts de ce genre à l’ambassade, l’organisation et les affaires traitées par la police d’Égypte étant sous le sceau du secret-défense. D’autre part, vous n’en aurez pas le temps.

Sharko eut un sourire pincé.

— C’est sans doute la raison de mes deux petits jours de voyage… Et je suppose que Nahed n’est pas juste à mes côtés pour traduire. (Il se retourna.) N’est-ce pas, Nahed ?