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— Vous avez l’imagination fertile, commissaire, répliqua Lebrun d’un ton sec.

— Vous ne pouvez imaginer à quel point.

Rue Mohamed-Farid. La Mercedes stoppa devant l’hôtel Happy City, un trois-étoiles à la façade rose et noire.

— Propre et typé, fit Lebrun, la plupart des autres hôtels de la capitale étaient bondés. Juillet au Caire n’est pas la période la moins touristique.

— Tant qu’il y a une baignoire…

Le commissaire à l’ambassade tendit sa carte de visite.

— Je vous attendrai ce soir au restaurant Maxim, de l’autre côté de la place Talaat-Harb, pas très loin d’ici, à 19 h 30. On y chante du Piaf et on y boit du vin français. Vous me ferez le point sur votre rencontre avec Noureddine, si vous le voulez bien.

Ils avaient décidé de ne rien laisser au hasard. Une fois dehors, Sharko fut submergé par la canicule et instantanément trempé de sueur. Le grondement des moteurs, le sifflement strident des klaxons, les odeurs de gaz d’échappement étaient insupportables. Dans un soupir, il récupéra la valise dans le coffre. Quand il se retourna, Eugénie se tenait devant l’hôtel, les bras croisés, toujours dans la même tenue. Elle faisait la moue et regardait les véhicules se débattre sur la voie digne de l’avenue des Champs-Élysées.

— … missaire ?

Lebrun patientait, la main tendue devant lui. Sharko revint à lui et la serra nerveusement. L’attaché de l’ambassade lança un regard rapide dans la direction que le flic français fixait quelques secondes plus tôt. Il n’y avait personne.

— Un dernier conseil. Noureddine n’est pas un tendre. Le genre de type qui pense qu’on trahit l’Égypte dès qu’on s’oppose à lui, si vous voyez ce que je veux dire. Alors ne le brusquez pas et faites profil bas.

— Ce ne devrait pas être trop compliqué, le profil bas, au pays des hiéroglyphes…

18

Le commissariat central du gouvernorat de Kasr-el-Nil ressemblait au palais mal entretenu d’un cheik défunt. Protégée par de hautes grilles noires, sa façade foncée ouvrait sur un jardin où se mélangeaient palmiers et véhicules de police qui s’apparentaient plutôt à des camionnettes de marchands de légumes. Seuls les gros gyrophares bleus, des deux-tons, faisaient la différence. Devant une volée de marches, six plantons — chemisette blanche, képi avec un aigle frappé du drapeau national pour insigne, fusil MISR en bandoulière — firent claquer la tranche de leur main sur leur poitrine à la sortie d’un homme corpulent, affublé de trois étoiles sur les barrettes au niveau des épaules.

Hassan Noureddine posa ses doigts boudinés sur ses hanches et renifla l’air chargé de gaz et de poussière. Petite moustache noire, yeux sombres comme des dattes trop mûres sous des sourcils épais, joues grêlées. Il attendit que Sharko et Nahed Sayyed arrivent à sa hauteur pour les saluer. Il serra poliment la main de son homologue français, le gratifiant même d’un « Bienvenue » plein de langueur. Il s’intéressa plutôt à la jeune femme, avec laquelle il échangea quelques mots en arabe. Celle-ci s’inclina vers l’avant dans un sourire plus forcé qu’autre chose. Puis l’homme se tourna, le torse bien droit, et plongea à l’intérieur du bâtiment. Sharko échangea avec Nahed un regard qui se passa de commentaires.

Dans le gigantesque hall parsemé de bureaux fonctionnels, des escaliers gardés par des policiers s’enfonçaient vers un sous-sol. Des clameurs montaient, des chants arabes, des litanies que poussaient des femmes en chœur. Sharko écrasa un moustique sur son avant-bras. Le cinquième, malgré la tonne de crème dont il s’était badigeonné. Ces bestioles s’incrustaient partout et semblaient immunisées contre toute forme de protection.

— Qu’est-ce que ces femmes chantent ?

— « La prison ne peut rien contre les idées », murmura Nahed. Des étudiantes. Elles protestent contre l’interdiction faites aux Frères Musulmans de se présenter aux élections.

Sharko découvrit une police moderne bien équipée — ordinateurs, Internet, spécialisations techniques comme l’établissement de portraits-robots — mais qui semblait fonctionner encore à l’ancienne. Des hommes et des femmes — voilées pour la plupart — attendaient par paquets dans le hall, les portes des bureaux s’ouvraient comme chez les médecins, et les plus rapides — la notion de « queue » n’existait pas — passaient les premiers.

Sharko et sa traductrice durent abandonner leur téléphone portable — pour éviter de prendre des photos ou d’enregistrer des conversations — et arrivèrent dans un bureau digne d’une salle du château de Versailles. La démesure y régnait. Marbre au sol, vases canopes et minoens, tentures à figures, bronzes dorés. Un immense ventilateur tournait au plafond, brassant un air poisseux. Sharko sourit intérieurement. Patrimoine national, tout appartenait à l’État et non au gros vaniteux qui s’installait lourdement sur sa chaise en tirant sur un cigare local. Si nombre de Cairotes portaient leur embonpoint avec grâce, ce n’était pas le cas de ce type.

L’Égyptien tendit ses paumes ouvertes vers deux chaises où s’installèrent Sharko et Nahed, qui sortit un petit carnet et un stylo. Elle portait une robe longue en tissu kaki, et une tunique assortie qui dévoilait légèrement sa nuque hâlée. L’inspecteur principal la contempla sans se cacher, de ses gros yeux porcins. Ici, on aimait montrer qu’on appréciait les femmes, contrairement à la rue, où les tssss, tssss péjoratifs fusaient dès qu’une espèce féminine non voilée croisait le chemin d’un musulman. L’inspecteur se frotta la moustache, puis leva une feuille devant lui. Au fur et à mesure qu’il parlait, Nahed emplit son carnet de symboles sténographiques avant de traduire :

— Il dit que vous êtes un spécialiste des tueurs en série et des crimes compliqués. Plus de vingt années au service de la police française, dans le département de la criminelle. Il dit que c’est impressionnant. Il demande comment va Paris.

— Paris a du mal à respirer. Et comment va Le Caire ?

L’inspecteur principal écrasa son Cleôpatra entre ses dents dans un sourire, tout en parlant. Nahed prit le relais.

— Pacha Noureddine dit que Le Caire tremble au rythme des attentats qui secouent le Moyen-Orient. Il dit que Le Caire est étouffé par les réseaux islamistes, bien plus dangereux que la grippe porcine. Il dit qu’on s’est trompé de cible en brûlant tous ces porcs dans les fosses de la ville.

Sharko se rappela des fumées noires et lointaines, entraperçues à la périphérie de la ville : des porcs qu’on cramait. Il répondit mécaniquement, mais sa phrase lui donnait l’envie de gerber :

— Je suis d’accord avec vous.

Noureddine hocha la tête, continua à déblatérer quelques instants avant de pousser une vieille pochette vers le commissaire.

— Concernant votre affaire, il dit que tout est là, devant vous. Le dossier de 1994. Rien d’informatisé, c’est trop ancien. Il dit que vous avez encore de la chance qu’il ait réussi à le retrouver.

— Je dois le remercier, je suppose ?

Nahed traduisit que Sharko le remerciait infiniment.

— Il dit que vous pouvez consulter sur place et revenir demain si vous voulez. Les portes vous sont grandes ouvertes.

Les portes, oui, mais blindées, avec des gardiens qui surveilleraient ses moindres faits et gestes. Sharko se força à le remercier d’un mouvement de menton, tira les élastiques et ouvrit. Des photos de scènes de crime s’entassaient dans une chemise transparente. Il y avait aussi différents rapports, des fiches sur des jeunes filles avec leurs identités, probablement les victimes. Des dizaines et des dizaines de pages rédigées en arabe.