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— Demandez-lui de me parler de l’affaire, s’il vous plaît… Rien que de penser que vous allez devoir me traduire tout cela me colle la nausée.

Nahed s’exécuta. Noureddine pompa langoureusement sur son cigare et cracha un nuage de fumée.

— Il dit que ça remonte à loin, et qu’il ne se rappelle plus vraiment. Il réfléchit.

Sharko avait le sentiment d’évoluer au cœur d’un des albums de Tintin, Les Cigares du pharaon, avec le gros Rastapopoulos en face de lui. Ça frôlait le ridicule.

— Pourtant, des jeunes filles mutilées sur tout le corps, avec des crânes ouverts, ça marque les esprits.

Nahed se contenta de faire les gros yeux au commissaire. L’officier égyptien se mit à articuler lentement, laissant des blancs pour que la jeune femme puisse traduire.

— Il se souvient un peu maintenant, il était déjà en charge de la brigade. Il dit qu’elles sont mortes à un ou deux jours d’intervalle. La première habitait le quartier Shoubra, au nord de la ville. Une autre dans un quartier informel proche des cimenteries Tora, au bord du désert. Et la troisième, à proximité du bidonville d’Ezbet-el-Naghl, le quartier des chiffonniers… Il dit que la police n’a jamais pu établir de liens entre elles. Elles ne se connaissaient pas et fréquentaient des écoles différentes.

Pour Sharko, ces noms de quartiers ne signifiaient strictement rien. Il agita sa chemise pour la sécher. La sueur lui coulait dans le dos. L’air frais lui faisait du bien, mais il crevait de soif. L’hospitalité ne semblait pas être la qualité première de ces policiers.

— Des suspects, des témoins ?

Le gros secoua la tête et parla. Nahed marqua un moment d’hésitation avant de traduire ses paroles.

— Rien de bien précis. On sait juste que les filles ont été tuées le soir, alors qu’elles rentraient chez elles, et qu’on les a retrouvées à proximité du lieu de leur enlèvement. Chaque fois, à quelques kilomètres de leur habitation. Les rives du Nil, le bord du désert, les champs de cannes à sucre. Tous les détails sont dans les rapports.

Pas mal, pour un type à la mémoire défaillante. Sharko réfléchit. Des endroits isolés, où le tueur pouvait agir tranquillement. Quant au mode opératoire, il existait autant de points communs que de différences avec les cadavres de Notre-Dame-de-Gravenchon.

— Pourrez-vous me fournir une carte de la ville ?

— Il dit qu’il va vous donner cela tout de suite.

— Merci. J’aimerais étudier ces rapports à mon hôtel ce soir, c’est possible ?

— Il dit que non. Ils ne doivent pas sortir d’ici. C’est la procédure. Vous pourrez en revanche prendre des notes et ils faxeront à vos services les pièces qui vous intéressent, après contrôle évidemment.

Sharko poussa le bouchon plus loin, il voulait palper les limites de son territoire d’investigation :

— Demain, j’aimerais me rendre là où ont eu lieu les crimes et les enlèvements. Vous me déléguerez quelqu’un pour me conduire sur place ?

L’homme haussa ses épaules grasses et étoilées.

— Il dit que ses hommes sont très pris. Et qu’il ne comprend pas bien pourquoi vous voulez aller à des endroits qui n’existent assurément plus. Le Caire s’étend comme… Il s’étend comme une moisissure.

— Moisissure ?

— Ce sont ses termes… Il demande pourquoi vous, les Occidentaux, ne leur faites pas confiance et avez besoin de refaire le travail à votre sauce.

La voix de l’Égyptien restait nonchalante, pesante, mais se chargeait de nuances. Celles de la domination, de l’autorité. Ici, on était chez lui, sur ses terres.

— Je veux juste comprendre comment de pauvres filles se sont retrouvées entre les mains d’un tueur de la pire espèce. Sentir comment ce prédateur a pu se déplacer dans cette ville. Tous les assassins laissent des odeurs, même des années plus tard. Celles du vice et de la perversion. Je veux les renifler. Je veux marcher là où il a tué.

Sharko fixait Nahed avec des yeux noirs, comme s’il s’adressait directement à elle. La jeune Égyptienne transcrit ses propos. Noureddine écrasa d’un geste ferme son cigare à peine consumé dans un cendrier et se leva.

— Il dit qu’il ne comprend pas votre métier, ni vos méthodes. Les policiers d’ici ne sont pas là pour renifler comme des chiens, mais pour agir, éradiquer la vermine. Il ne veut pas revenir sur des choses enfouies dans le passé, ni rouvrir des plaies que l’Égypte veut oublier. Notre pays a déjà suffisamment de maux avec le terrorisme, les extrémistes et la drogue. (Elle hocha le menton vers le mince dossier.) Tout est là, il ne peut rien faire de plus. Cette affaire est beaucoup trop ancienne. Il y a un bureau à côté. Il vous invite à vous lever et vous y rendre…

Sharko s’exécuta mais, auparavant, il planta la copie du télégramme d’Interpol devant le nez de l’inspecteur principal. Il s’adressa à Nayed, qui répéta en arabe égyptien :

— Un inspecteur du nom de Mahmoud Abd el-Aal avait envoyé ce télégramme. C’est lui qui enquêtait sur l’affaire, à l’époque. Le commissaire Sharko aimerait lui parler.

Noureddine se figea, repoussa l’imprimé hors de sa vue et cracha une soupe de mots indigestes.

— Je retranscris mot à mot : « Ce fils de chien d’Abd el-Aal est mort. »

Sharko eut l’impression d’un uppercut dans le ventre.

— Comment ?

Le gradé égyptien parlait en montrant ses dents. Par-dessus le col serré de sa chemise, les veines de son cou gonflaient.

— Il dit qu’on l’a retrouvé brûlé au fin fond d’une ruelle sordide du quartier Sayeda Zenab, quelques mois après cette affaire. Un règlement de compte entre islamistes extrémistes. Pacha Noureddine raconte que quand les policiers sont allés dans l’appartement d’Abd el-Aal, après le drame, ils ont découvert la charte de l’action islamiste cachée dans ses affaires, avec des passages entourés de la main d’Abd el-Aal. Il était un traître. Et dans notre pays, les traîtres finissent par « crever » comme des chiens.

Dans le hall, Noureddine réajusta son béret avec fermeté. Il se pencha vers l’oreille de Nayed, lui posant la main sur l’épaule. La jeune femme fit tomber son carnet. L’inspecteur principal lui parla longuement, puis prit la direction des escaliers d’où venaient les chants.

— Qu’est-ce qu’il a dit ? demanda Sharko.

— Qu’il y a une carte de la région, dans le bureau où nous allons.

— Il a semblé vous parler beaucoup plus longuement.

Elle glissa nerveusement ses cheveux derrière ses épaules.

— C’est juste une impression…

Elle le conduisit dans une pièce contenant le minimum fonctionnel. Bureau, chaises, tableau, petit matériel de bureautique. Une fenêtre fermée donnait sur la rue Kasr-El-Nil. Pas d’ordinateur. Sharko appuya sur un interrupteur censé déclencher le ventilateur au plafond.

— Il ne fonctionne pas. Ils ont fait exprès de nous fourguer ce bureau-là.

— Non, non, qu’allez-vous penser ? Juste le hasard.

— Le hasard, ouais. Il n’y a pas de hasard avec ces gens-là.

— Depuis votre arrivée, je vous sens un peu… méfiant à notre égard, commissaire.

— C’est juste une impression.

Le flic remarqua la présence d’un planton, pas très loin de la porte. On les surveillait. À l’évidence, des instructions avaient circulé.

— On peut photocopier ?

— Non. Tout est protégé par codes. Seuls les ordinateurs des officiers ont des clés USB ou des lecteurs de CD. Rien ne sort jamais d’ici.

— Le secret-défense, évidemment. Bon, on va faire avec.