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Sharko ouvrit le dossier. Il plongea la main dans la pochette de photos et hésita avant de les étaler. Il n’était pas au meilleur de sa forme, et Nahed, quant à elle, paraissait perturbée.

— Ça va aller ? lui demanda-t-il.

Elle acquiesça sans répondre. Le commissaire disposa les clichés devant lui. La jeune femme s’efforça de les regarder et porta la main à la bouche.

— C’est monstrueux.

— Je ne serais pas là dans le cas contraire.

Des dizaines de photos représentaient la mort, sous toutes ses coutures. On avait sûrement photographié les corps quelques heures après leur décès, mais la chaleur avait amplifié les dégâts. Sharko décortiqua l’horreur. Les dépouilles avaient été larguées à la sauvage, lacérées, mutilées au couteau, sans volonté particulière de faire de la mise en scène. Le flic s’empara des fiches d’identité, observa attentivement les clichés des victimes fournis par la famille. Des photos de mauvaise qualité, tirées à l’école, dans la rue, à la maison. Elles étaient vivantes, souriantes, jeunes, et avaient des points communs. Leur âge — quinze ou seize ans —, leurs yeux et leurs cheveux noirs. Le commissaire tendit leurs fiches à Nahed et lui demanda de traduire. En parallèle, il considéra la carte du Caire punaisée au mur, avec tous les noms de rues en arabe. Un monstre de civilisation, cette ville, éventrée du nord au sud par le Nil, bornée à l’est et au sud-est par les collines de Moqattam, croquée au sud par un vaste espace sablonneux semé des ruines de l’ancienne cité.

Le flic planta des punaises aux endroits clés indiqués par la jeune femme. Les corps des victimes avaient été découverts distants d’environ quinze kilomètres les uns des autres, le long d’un arc de cercle autour de l’agglomération. Le quartier des chiffonniers au nord-est, les rives où le Nil se dédouble au nord-ouest — à cinq kilomètres du poste de police —, le désert blanc au sud. De jeunes filles scolarisées, de classe modeste ou pauvre. Nahed connaissait Le Caire comme sa poche. Elle fut capable de pointer les écoles, les quartiers de chacune. Sharko s’intéressa à l’incroyable espace occupé par les cimenteries Tora, les plus grandes du monde, à proximité desquelles habitait l’une des victimes.

— Tout à l’heure, vous avez parlé de quartier informel proche des cimenteries. Qu’est-ce que ça signifie ?

— Il s’agit de quartiers d’habitat précaire construits par les pauvres, sans tenir compte des règles d’urbanisme et sans bénéficier des services publics. Pas d’eau potable, pas d’assainissement, pas de ramassages d’ordures. Ils sont nombreux en Égypte, et font exploser la taille de la ville. L’État fournit environ cent mille logements par an quand il en faudrait sept cent mille pour absorber la croissance démographique.

Le flic prenait des notes à mesure. Noms des filles, endroits des découvertes, situation géographique…

— Ces quartiers sont des genres de bidonvilles ?

— Les bidonvilles du Caire sont pires. Il faut le voir pour le croire. La deuxième victime, Boussaïna, vivait à proximité de l’un d’eux…

Le commissaire observa encore très attentivement les clichés. Les visages, les particularités physiques. Il se refusait à croire qu’il s’agissait juste de hasard. Le tueur s’était déplacé, pour se rendre d’un quartier à l’autre. Des filles pauvres, pas spécialement jolies, qui n’attiraient pas l’attention. Pourquoi ces trois filles-là ? Était-il habitué à côtoyer la misère, de par son activité ? Les avait-il déjà rencontrées auparavant ? Un point commun… Il y avait forcément un point commun.

L’heure d’après, Nahed peina à faire ressortir les principales caractéristiques du rapport d’autopsie, c’était technique et compliqué pour un traducteur. Elle révéla que des traces de kétamine, un anesthésique puissant, avaient été retrouvées dans les trois organismes. Les estimations pour les heures de décès prouvaient une intervention au plus profond de la nuit. Quant à la cause originelle de la mort, c’était là, sans doute, le plus troublant. Les mutilations provenaient de coups de couteau, mais donnés post mortem. Il semblerait que la cause du décès provienne des dommages causés par l’ouverture du crâne et, évidemment, du prélèvement du cerveau et des yeux.

Les crânes avaient vraisemblablement été ouverts alors que les filles étaient vivantes. Et les multiples coups de couteau avaient été donnés ensuite.

Sharko se frotta le front avec un mouchoir, tandis que Nahed sombrait dans le silence, les yeux vides. Le policier imaginait bien le scénario. L’assassin avait d’abord enlevé ces filles, le soir, en les anesthésiant, pour les emmener à l’écart et procéder à ses horreurs, armé de son matériel de mort. La scie de légiste, des scalpels pour l’énucléation, le couteau à large lame pour les mutilations. Il disposait sûrement d’une voiture, il connaissait la ville et avait fait des repérages, sans doute. Pourquoi les mutilations post mortem ? Un besoin irrépressible de déshumaniser les corps ? Les posséder ? Ressentait-il une haine intérieure tellement forte qu’il devait l’évacuer par un acte ultime de destruction ?

Dans l’air étouffant et lourd du bureau, le commissaire peinait à raccrocher le mode opératoire à celui pratiqué en France. Ici, il y avait malgré tout un rituel, de l’organisation, et pas de volonté spéciale de dissimuler les corps. De plus, le tueur avait ouvert les crânes sur des victimes en vie. Mais en France, la plupart avaient été tuées par balle, dans le chaos, vu les lieux d’impacts des projectiles. Sans oublier la minutie pour anonymiser les dépouilles : mains coupées, dents arrachées.

Deux séries de meurtres proches et lointaines à la fois. Dans le temps, et dans l’espace. Existait-il vraiment un lien ? Et s’il se plantait depuis le début ? Et si le hasard avait, finalement, son mot à dire dans cette histoire ? Seize ans… Seize longues années…

Pourtant, Sharko sentait une connexion impalpable, la même volonté diabolique d’atteindre et de récupérer deux des organes les plus précieux du corps humain : le cerveau et les yeux.

Pourquoi ces trois filles-là en Égypte ?

Pourquoi ces cinq hommes en France, dont un Asiatique ?

Le flic engloutissait les verres d’eau que Nahed lui rapportait régulièrement et s’enfonçait toujours plus dans les ténèbres, tandis que les rayons de Râ lui martyrisaient le dos. Il dégoulinait de sueur. Dehors, c’était un enfer de sable, de poussière, de moustiques, et il se languissait déjà de la climatisation de sa chambre, enfoui sous sa moustiquaire.

Malheureusement, le reste de la paperasse n’était que baratin et foutaise. Rien n’avait été mené avec sérieux. Quelques feuillets épars, manuscrits, tamponnés par le procureur, sur la déposition des parents ou des voisins. Deux des filles revenaient de leur travail, et la troisième d’un quartier où elle avait pris l’habitude d’aller troquer du lait de chèvre contre du tissu. Il existait aussi la liste des scellés, inutile. Dans ce pays, on semblait expédier les affaires de meurtres comme celles du vol d’un autoradio en France.

Et c’était justement ce qui clochait.

Sharko s’adressa à Nahed :

— Dites-moi, avez-vous vu le nom de Mahmoud Abd el-Aal, quelque part dans ces rapports ? Avez-vous remarqué des notes signées de sa plume, hormis ces quelques pages ?

Nahed parcourut rapidement les écritures et secoua la tête.

— Non. Mais ne vous étonnez pas de la légèreté de ces dossiers… Ici, on préfère les actes aux papiers. La répression à la réflexion. Tout est biaisé, rongé par la corruption. Vous ne pouvez même pas imaginer.

Sharko sortit la photocopie du télégramme d’Interpol.