— Neuf patients de Sanders, soutenus par leur famille, ont porté plainte à la suite de Lavoix. Les autres patients de Barley étaient soit décédés, soit traumatisés, soient incapables de se rappeler les traitements subis. Maintenant, écoutez bien ce que je vais vous raconter, c’est primordial pour la suite. En 1973, la CIA, informée que des journalistes mettaient le nez dans ses affaires, avait fait disparaître tous les fichiers concernant le projet Mkultra. Mais la CIA est, avant tout, une énorme administration dont le siège est à Washington. Joseph Rauth était persuadé qu’il restait forcément des traces d’un si important projet, qui s’était étalé sur plus de vingt-cinq ans et avait mis en cause des dizaines de dirigeants, des milliers d’employés. Sous l’égide de la commission Rockefeller, nous avons été autorisés à accéder aux documents ou autre matériel relatif aux recherches sur le contrôle de l’esprit. Nous avons engagé en freelance Franck Macley, un ex-agent de la CIA, pour faire les recherches. Après plusieurs semaines d’investigation, il nous confirma que la majeure partie des fichiers avaient été détruits par deux dirigeants : Samuel Neels, le directeur de la CIA, et Michael Brown, un proche de Neels. Mais par son acharnement, Macley dénichera au RRC, le Retired Record Center de l’agence (les archives si vous voulez), sept énormes caisses de dossiers relatifs à Mkultra. Des caisses perdues dans le labyrinthe administratif. Plus de seize mille pages de documents où les noms avaient été noircis, mais qui racontaient en détail comment dix millions de dollars avaient été dépensés pour Mkultra à travers cent quarante-quatre universités aux États-Unis ou au Canada, douze hôpitaux, quinze compagnies privées — dont celle de Sanders — et trois institutions pénales.
Il cliqua sur le fichier Powerpoint.
— Dans ces archives, nous avons récupéré des clichés ainsi qu’un film, que j’ai numérisés et qui se trouvent dans ce répertoire… Voici quelques-uns de ces clichés, pris par Sanders lui-même lors de ses expériences à l’institut Barley, suppose-t-on.
Des images défilèrent. On y voyait des patients en pyjama, sanglés sur des brancards, alignés les uns derrière les autres dans d’interminables couloirs, les mêmes patients, des casques cadenassés sur la tête, assis à des tables devant de gros magnétophones. Les visages étaient transis, amorphes, des poches noires se dessinaient sous les yeux hagards. Lucie n’eut pas de mal à imaginer l’atmosphère de terreur qui devait régner à l’hôpital psychiatrique Barley de Montréal.
— Voici les malheureuses victimes de Sanders. Ce psychiatre de formation, très brillant, a toujours eu la volonté de guérir la maladie psychique, sans jamais vraiment y parvenir. Cela le rendait dingue. C’est totalement par hasard qu’un jour, il se rendit compte que la répétition intensive d’une bande enregistrée où les patients étaient confrontés à leurs propres séances de thérapie, semblait avoir un effet bénéfique sur leur état. Dès lors, cela allait être l’escalade dans l’horreur. Au départ, Sanders contraignit les patients à mettre des casques trois ou quatre heures d’affilée, sept jours sur sept. Mais face à la rébellion et à l’exaspération, il fabriqua des casques de contention, impossible à enlever. Alors, les patients cassèrent les magnétophones, mais il trouva la parade en plaçant les engins derrière des grilles. Les patients arrachèrent les câbles, alors il y eu les sangles pour les en empêcher. Sanders finit par les droguer au LSD, une drogue nouvelle et dévastatrice dont on ignorait encore l’existence quelques années plus tôt. Pour le psychiatre, le LSD était un miracle : non seulement les patients restaient calmes, mais surtout, leur conscience ne faisait plus obstacle, car les paroles, la répétition diffusée par les haut-parleurs du casque venaient se loger directement dans leur cerveau.
Le LSD… Judith Sagnol… La présence d’un médecin dans les vieux entrepôts… Se pouvait-il que ce fût Sanders ? Ce docteur avait-il côtoyé Lacombe ? Les deux hommes avaient-ils travaillé ensemble pour Mkultra ? Les questions s’accumulaient sur les lèvres de Lucie. Et les réponses allaient arriver de la bouche de Rotenberg, elle en était certaine.
Sur l’écran, les images se succédaient lentement. Les casques sur les oreilles des patients se perfectionnaient, les files d’attente sur les brancards s’allongeaient, les visages dépérissaient.
— Comme vous le voyez, le psychiatre Sanders a équipé les chambres de haut-parleurs qui, sans cesse, diffusaient les mêmes phrases. Ces chambres, il les appelait les chambres dormantes. Ces lignes de brancards représentent l’attente pour la salle des électrochocs. Les patients les subirent trois fois par jour, durant des programmes de sept à huit semaines. Trois fois par jour, mademoiselle. Des milliers de volts dans l’organisme. Imaginez-vous seulement les dégâts que cela pouvait occasionner aux nerfs, au cœur, au cerveau ?
— J’imagine parfaitement, oui.
— Sanders voulait littéralement laver le cerveau de sa maladie. Aucun membre de son personnel dévoué n’osa contester ses ordres, de peur de perdre sa place. Sanders était un être froid, autoritaire, dépourvu de compassion.
— Vous êtes en train de me dire que personne, dans son entourage, n’a jamais parlé ? On le laissait faire ?
— Non seulement on le laissait faire, mais on participait. On obéissait, tout simplement.
Lucie n’en revenait pas, c’était hallucinant, et cela avait existé. Des dizaines de médecins, d’infirmiers, de psychiatres, qui avaient suivi aveuglément les ordres d’un fou, en allant à l’encontre de tous leurs serments, leurs convictions. La peur, la pression, les ordres infâmes d’une autorité supérieure en blouse blanche les avaient muselés. Lucie ne put s’empêcher de faire un rapport avec la fameuse expérience de Milgram, dont elle avait un jour vu la vidéo sur Internet. La soumission à l’autorité absolue, poussant l’humain à s’abandonner à ses pires instincts.
— … Sanders croyait vraiment en ces techniques barbares. Il fit des colloques, écrivit même un livre intitulé Psychic driving, que vous pouvez encore trouver de nos jours. Les plus illustres médecins vinrent l’écouter parler. Ce fut à ce moment-là, au début des années cinquante, que la CIA entra en contact avec lui. Elle était fortement intéressée par ses techniques et ses écrits. L’agence américaine allait alors l’intégrer secrètement au projet Mkultra, et le financer des années durant pour poursuivre son travail de lavage de cerveau à l’hôpital. C’est ainsi que Mkultra pénétra sur le territoire canadien.
— Sanders est toujours en vie ?
— Il est mort d’une crise cardiaque en 1967…
— Et le procès ?
— Malgré les innombrables recours en appel de la CIA, malgré les menaces, les trafics d’influence, malgré la protection du secret-défense qui sans cesse était mise en avant, on y est arrivés. La CIA a reconnu son implication dans les expériences menées au Allan Memorial Institute et sur le territoire canadien. Les victimes ont reçu une compensation financière mais surtout, elles avaient obtenu justice et reconnaissance, c’était là le plus important. Pour Joseph Rauth comme pour moi, le dossier était enfin clos, nous avions fait le tour de Mkultra et la CIA avait avoué ses fautes. Affaire classée. Et quelle affaire…
Rotenberg resta figé, le regard au sol. Sur l’écran de l’ordinateur, les vieilles photos en noir et blanc continuaient à défiler. Les chambres de l’hôpital Barley étaient à présent équipées de téléviseurs suspendus à trois mètres des regards inexpressifs des patients. L’ancien avocat appuya sur Pause.
— J’ai poursuivi une brillante carrière aux côtés de Joseph, qui décéda à la fin des années quatre-vingt-dix. J’eus à traiter de belles petites affaires, mais qui, jamais, n’eurent l’ampleur de celle-là.