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— Excusez-moi, mais… Je ne vois toujours pas le rapport avec la bobine maudite, ni avec Lacombe et les orphelins de Duplessis.

Rotenberg soupira.

— J’y venais, justement. Voilà qu’une trentaine d’années après le dossier Sanders, je reçois un coup de fil de Belgique. C’était il y a environ deux ans.

— Wlad Szpilman ?

— Oui. Cet homme connaissait mon parcours et tout ce qui avait trait à l’agence de renseignements américaine, aux affaires gouvernementales. Il était féru d’histoire, de géopolitique. Il prétendait avoir des révélations à me faire au sujet d’expériences menées au Canada sur des enfants, dans les années cinquante. Fort de sa connaissance littéraire de Mkultra, il songeait à l’implication de la CIA… Au départ, je n’y croyais pas, je pensais avoir affaire à un plaisantin ou un fada de la théorie du complot, pareil à ceux qui m’avaient harcelé toute ma vie suite au dossier de 1977. Pour me débarrasser de lui, je lui répondis qu’il faisait fausse route, que tous les méfaits de l’agence de renseignements avaient été mis à nu et que jamais, au grand jamais, les enfants n’avaient été concernés par leur programme de lavage de cerveau. Alors, il m’a envoyé une photo en noir et blanc, par mail, tirée d’un film, et m’a demandé de le rappeler si j’étais intéressé.

Lucie serra les poings.

— La photo représentait les enfants et les lapins, c’est ça ? Ce par quoi tout a commencé, comme vous me l’avez dit si mystérieusement au téléphone ?

— Exactement. Je vois encore cette pièce tachée de sang, ces gamines en tenue d’hôpital, amorphes, au milieu du carnage. Une photo extrêmement troublante. Alors, je l’ai rappelé, piqué par la curiosité. Il ne voulait pas m’envoyer la bobine, il m’a demandé de venir là-bas, pour la visualiser chez lui. Je savais que j’avais affaire à un homme d’une méfiance absolue, paranoïaque et incroyablement intelligent. Le surlendemain, j’étais chez lui, à Liège. Il m’emmena dans sa salle de projection privée, et ce fut à ce moment-là que je vis le film. L’original, et celui caché à l’intérieur, que le vieil homme avait pu faire reconstruire grâce à des contacts dans une unité de neuromarketing…

Lucie l’écoutait avec attention. Ce contact était probablement le directeur de Georges Beckers, ce petit Belge joufflu qui avait persuadé Kashmareck de visualiser le film dans un scanner.

— … Dès la toute première image, j’ai su que tout était vrai, et c’était comme une certitude pour moi.

— Pourquoi une certitude ?

Il hocha le menton vers l’écran de l’ordinateur.

— Tout est là, devant vous. La relation entre le film de Szpilman et ce qui se passait dans les chambres de l’hôpital Barley. Le lien indéniable, la connexion entre les orphelins de Duplessis et la CIA.

Il ferma le Powerpoint et pointa la souris sur le fichier .avi.

— Dans quelques secondes, je vais vous montrer le genre de vidéo fabriquée par la CIA, que Sanders diffusait en boucle à ses patients pour leur laver le cerveau. Mais je dois auparavant finir de vous raconter ce qui s’est passé avec Szpilman chez lui, en Belgique. Après cette troublante projection, il s’est mis à me parler des phénomènes d’hystérie collective…

La poitrine de Lucie se serrait de plus en plus. Elle buvait les paroles de l’ancien avocat.

— … Ce type était une véritable encyclopédie ambulante. Il pensait avoir trouvé une relation entre… entre divers grands événements sanguinaires qui avaient marqué le siècle dernier. Pour lui, le médecin auteur de l’expérience des lapins n’était pas Sanders, et le programme n’était pas Mkultra, mais un programme parallèle, plus discret, plus secret encore, et dont le fil directeur n’avait rien à voir avec le lavage de cerveau.

— De quoi parlait ce programme ?

— Attendez, le meilleur reste à venir. Là, Wlad s’est mis à courir vers sa bibliothèque et à me sortir une série de photos originales sur le génocide rwandais. Il les avait récupérées directement auprès d’un photographe de guerre, qu’il avait réussi à contacter. Et à ce moment, il m’a raconté quelque chose de complètement hallucinant. La contamination mentale.

— La contamination mentale ?

— Oui, oui. Quelque chose qui transiterait par l’œil et qui, par sa violence, modifierait la structure cérébrale.

Lucie réagit au quart de tour.

— L’un de mes amis, Ludovic Sénéchal, a complètement perdu la vue après avoir visionné ce film. Ça s’appelle la cécité hystérique. Des images ont complètement déréglé son cerveau. C’est de ce genre de chose dont vous parlez ?

— C’est bien pire, car la cécité hystérique est un phénomène purement psychique. Dans le cas de la contamination mentale, non seulement la structure du cerveau est modifiée, physiquement je veux dire, mais surtout, une réaction en chaîne se propage d’individu en individu, comme un virus. Vous allez comprendre. Deux secondes…

Il s’interrompit soudain et se tourna vers la baie vitrée.

— Vous avez entendu ?

— Quoi ?

Il se précipita vers la table pour s’emparer de son arme.

— Un craquement.

Lucie resta sereine. Les gorgées de bière l’avaient apaisée.

— Sans doute le feu ?

— Non, non. Ça venait de l’extérieur…

Il éteignit la lumière et s’approcha de la baie vitrée. Le poêle lui éclaira le visage de reflets roux. Lucie s’approcha. Il tendit la main dans sa direction.

— Éloignez-vous de la vitre !

Lucie s’immobilisa. Dehors, tout était parfaitement figé. Les troncs noirs se dressaient tels des totems malfaisants.

— De qui avez-vous si peur ? demanda Lucie. Vous voyez bien qu’il n’y a rien ici. Et personne ne nous a suivis. Je n’avais jamais vu des routes si droites, si longues de ma vie. Et si désertes.

— Il y a encore quelques mois, j’habitais en plein cœur de Montréal. On a tenté de me tuer.

Il se décala et souleva le bas de sa chemise. Lucie découvrit de larges cicatrices.

— Deux coups de couteau. Cinq millimètres de plus, et c’en était fini.

— La CIA ?

Il serra la lèvre en secouant la tête.

— Ce ne sont pas leurs méthodes. La récente découverte de ces corps chez vous, en Normandie, me porte aujourd’hui à penser que j’avais peut-être eu affaire à un Français.

— Les services secrets ?

— Peut-être.

— Si je vous dis la Légion, ça vous parle ?

— Je ne pourrais pas vous dire. Je me rappelle vaguement du type… Gueule carrée, costaud, des allures de militaire.

Le type aux rangers, songea Lucie.

— Ce qui était certain, c’est que cette tentative sur ma personne avait un rapport évident avec le film de Szpilman et nos découvertes. Lui et moi, nous travaillions pourtant dans l’ombre, nous essayions de remonter la piste, de rassembler des preuves, comme vous le faites un peu aujourd’hui. Lui a été bien plus prudent que moi. Je ne sais toujours pas comment ces hommes qui me poursuivaient avaient pu être au courant. La fuite pouvait provenir de n’importe où. Lors de mon enquête, j’ai passé beaucoup, beaucoup de coups de fil et rencontré pas mal de monde. Dans les établissements psychiatriques, les archives, les institutions religieuses. Ces… tueurs doivent avoir des contacts, des sortes de sentinelles. Depuis, je vis caché ici, protégé par des sources fiables, au milieu de nulle part.

Accroupi, arme au poing, il osa un autre regard par la baie vitrée. Il soupira longuement et, après trente bonnes secondes, se redressa.

— Peut-être un animal, après tout. Les orignaux et les castors ne sont pas rares dans le coin.

Il retrouva son calme. Ce type qui, plus jeune, avait dû se mettre un bon paquet d’individus dangereux et influents à dos, qui avait affronté les ténèbres et su garder la tête hors de l’eau, terminait sa vie en pleine psychose.

— Je suppose qu’aux archives, vous n’avez rien trouvé ? demanda-t-il. J’y suis moi-même allé, il y a un an environ. Il est évident que les identités correspondant à ces visages de gamines dont nous disposons, vous et moi, se trouvent dans les communautés religieuses. Mais, vous avez dû le constater, celles-ci sont malheureusement inaccessibles. C’est tout ce qu’il me manque. Des noms… Les noms de ces petites patientes, pour remonter à l’hôpital psychiatrique des enfants et des lapins, à ces gamines, obtenir des témoignages, des preuves vivantes que…

— J’ai ces noms.

— Comment cela ?

— De plus en plus de communautés religieuses sont en train de fermer, faute d’argent. Leurs archives sont systématiquement redirigées vers celles du centre de Montréal. Vous n’étiez pas au courant ?

Il secoua la tête.

— Depuis que je me cache, c’est plus difficile pour moi de me tenir au courant.

— La petite fille de la balançoire s’appelle Alice Tonquin.

— Alice… soupira-t-il, comme si le prénom était resté bloqué des années au fond de sa gorge.

— La Sûreté a perdu sa trace administrative, mais son dernier établissement connu était celui des sœurs grises. Je possède l’identité de la sœur qui s’est occupée d’elle. Sœur Marie-du-Calvaire. C’est là où je devais me rendre avant que vous… m’enleviez.

— Comment avez-vous fait ?

— Nous avons exploité le film à fond.

Il sourit imperceptiblement.

— Je crois qu’il est temps que je vous révèle le reste de nos recherches, à Wlad et à moi. Et que nous avancions grâce à vos informations. Allons à l’ordinateur…

Lorsqu’il revint vers la table, son regard tomba sur le téléphone portable de Lucie. Il le prit dans les mains.

— Votre téléphone…

— Quoi, mon téléphone ?

— Vous m’avez dit qu’il ne fonctionnait plus. Depuis quand ?

— Euh… J’ai voulu l’utiliser lors de mon arrivée au Canada et…

Lucie ne termina pas sa phrase, comme si elle venait de comprendre. Rotenberg retourna l’appareil et ouvrit le capot arrière, les mains tremblantes. Il arracha ce qui ressemblait à un petit circuit électronique de son emplacement.

— Sûrement un traceur.

Ses yeux bleus s’emplirent de panique. Lucie se prit la tête dans les mains.

— Mon voisin, dans l’avion… J’ai dormi pendant tout le trajet.

— Droguée, probablement. Ils doivent vous surveiller depuis longtemps. Et ils se sont servis de vous pour venir à moi. Ils… Ils sont ici…

Lucie songea aux micros, dans son appartement et celui de Sharko. Facile pour les tueurs de la filer. Immédiatement, Rotenberg sortit son téléphone portable, l’alluma et composa le 911.

— Philip Rotenberg. Envoyez du monde toute de suite à Matawinie, proche du lac où débouche la rivière Matawin. Je vous donne les coordonnées GPS exactes, notez rapidement s’il vous plaît !

— Motif de l’appel ?

— On cherche à me tuer.

Il fournit les coordonnées qu’il connaissait par cœur et raccrocha, les suppliant de se dépêcher. Puis, le corps voûté, il se dirigea vers son poêle. Lucie l’imita. Le feu éclairait dangereusement l’intérieur de la maison, et il y avait des vitres partout. Au moment où il approcha du poêle, la baie vitrée explosa.

Philip Rotenberg fut projeté vers l’arrière, son corps s’écrasa lourdement sur le plancher. Une fleur rouge apparut et grandit sur sa chemise blanche. Sa poitrine se soulevait encore. Depuis l’extérieur, des flammes surgirent soudain. De grands rideaux mobiles, accrochés au bois. Devant, derrière. Une danse rouge et violente enveloppa subitement les murs extérieurs du chalet.

Le feu, qui avait coûté la vie à Lacombe il y a si longtemps, cherchait de nouvelles victimes…

Lucie se rua sur Rotenberg, dont la gorge sifflait. Elle appuya des deux paumes sur le trou. Ses doigts s’empourprèrent instantanément.

— Ne lâchez pas, Philip !

L’homme serra fortement les poignets de Lucie. Ses pupilles appelaient la mort. Une épaisse fumée noire se glissait sous la porte.

— À mon cou… La clé… Arrachez…

Lucie hésita une demi-seconde, puis s’exécuta. Elle tira sur la petite chaîne au bout de laquelle pendait le morceau de métal. Rotenberg s’était mis à pisser le sang par la bouche.

— Cette clé, qu’est-ce qu’elle ouvre ?

L’avocat marmonna quelque chose d’incompréhensible.

Une larme, puis plus rien.

Lucie fourra la clé dans sa poche et se redressa légèrement, paniquée. Elle récupéra le flingue, observa rapidement autour d’elle. Il ne restait qu’un endroit où le feu n’avait pas encore attaqué : la baie vitrée explosée.

Lucie tenta de réfléchir, le plus vite possible. Le sniper aurait pu l’éliminer en même temps que Rotenberg et pourtant, il ne l’avait pas fait. Il voulait la faire sortir comme un lapin de son terrier.

Lucie n’eut plus aucun doute : le tueur la voulait vivante.

Si elle posait le pied dehors, elle était fichue.

Elle commença à tousser. La température montait, le bois s’était mis à craquer. Il fallait résister.

Derrière elle, à l’extérieur, les flammes s’étiraient hautes et gourmandes. Elles ne tarderaient pas à tout envahir. Cachée derrière le poêle, Lucie se traîna jusqu’à la table basse, ôta son sweat, le roula en boule et l’humidifia avec l’eau. Elle le plaça devant son nez.

Attendre, attendre… L’autre allait forcément se poser des questions, douter, se demander si elle n’avait pas pris la fuite. Il allait craquer.

Une vitre vola en éclats, derrière. Lucie crut mourir de peur avant l’heure.

L’invasion du feu commençait, les flammes s’étiraient à l’intérieur, violentes, le bois se distendait. L’esprit de la flic s’embrouillait, ses yeux piquaient, la chaleur s’intensifiait. Elle enfonça ses ongles dans ses cuisses. Tenir.

Une minute… Deux minutes…

Une silhouette apparut alors dans un panache de fumée, au bord de la baie vitrée. L’ombre entra prudemment, revolver tendu devant elle. Une tête grise balaya la pièce. Lucie se redressa dans un cri et vida son chargeur en tirant à l’aveugle.

La masse s’effondra.

Lucie retint sa respiration et fonça à travers la pièce enfumée. Au moment de chevaucher le corps, elle reconnut succinctement le visage de son voisin dans l’avion. Aux pieds, il portait des rangers.

Elle se jeta à l’extérieur, courut une dizaine de mètres et tomba par terre.

Elle toussa longuement et put enfin respirer une grande goulée d’air.

Quand elle se retourna, l’habitation n’était plus qu’une gigantesque boule de feu.

Lucie était devenue une anonyme sans sac, sans papiers, sans identité.

Et elle avait abattu un homme dans un pays qui n’était pas le sien.