— Comment cela s’est-il terminé ?
La sœur secoua la tête, un rictus sur les lèvres.
— Je l’ignore. Je n’en pouvais plus. Je me suis consacrée toute ma vie au service de Dieu et de Ses créatures, et je me retrouvais en enfer sur terre, à me laisser envahir par la folie. J’ai prétexté un ennui de santé, et je me suis enfuie du Mont-Providence. Je les ai abandonnées. Les petites que j’avais moi-même élevées ici.
Elle fit le signe de la croix et embrassa compulsivement son crucifix. Le silence qui suivit était atroce. Lucie eut soudain très froid.
— Je suis retournée dans mes anciens ordres, ceux des sœurs grises. La mère Sainte-Marguerite a eu la bonté infinie de me cacher et de me protéger. On m’a recherchée, croyez-moi, et j’ignore ce qui se serait passé si l’on m’avait retrouvée. Mais toujours est-il que mes vieux os ont traversé le siècle, et que ma mémoire n’a jamais oublié les horreurs qui se sont passées là-bas, au fin fond de l’asile du Mont-Providence… Qui aurait pu oublier tant de ténèbres ?
Lucie fixa la religieuse bien au fond de ses pupilles vitreuses. Personne ne pouvait oublier les ténèbres. Personne.
La vérité était en train de jaillir, là, maintenant, de ces vieilles lèvres. Remuée au fond d’elle-même, Lucie conserva néanmoins ses réflexes de flic.
— Ce surintendant, nous avons besoin de connaître son identité.
— Bien sûr… Il se nommait le docteur James Peterson. Enfin, ça, c’était le nom que nous entendions. Parce qu’il signait toujours Docteur Peter Jameson. James Peterson, Peter Jameson… J’ignore encore aujourd’hui quelle était sa véritable identité. Ce qui était certain, c’est qu’il habitait Montréal.
Sharko et Lucie échangèrent un bref regard. Ils possédaient leur dernier maillon. La religieuse se redressa, se dirigea vers sa bibliothèque et s’agenouilla, les larmes aux yeux.
— Je prie Dieu chaque jour pour ces pauvres fillettes que j’ai laissées là-bas. Elles étaient mes petites filles. Je les avais vues grandir, entre ces murs, avant qu’on se retrouve tous dans cet hôpital de fous.
Lucie ressentit une sorte de compassion pour cette pauvre femme, qui mourrait seule, dans la douleur.
— Vous ne pouviez rien pour elles. Vous étiez prise dans le système et vos croyances. Dieu n’a rien à voir là-dedans.
De ses mains tremblantes, sœur Marie-du-Calvaire souleva sa bible et se mit à lire à voix basse. Lucie et Sharko comprirent qu’ils n’avaient plus rien à faire dans cette chambre.
Ils sortirent en silence.
55
Les deux flics allèrent à pied du couvent à la gare centrale de Montréal, qui se trouvait à proximité. Ils marchaient sans parler, plongés qu’ils étaient dans leurs pensées les plus obscures. Ils voyaient ces salles cloisonnées dans l’hôpital, où gémissait la folie, des petites filles apeurées, mélangées aux pires malades mentaux. Ils entendaient même les crépitements des électrochocs dans les pièces capitonnées. Comment cela avait-il pu seulement exister ? Une démocratie n’est-elle pas censée protéger ses citoyens des dérives les plus barbares ? Au bord de la nausée, Lucie éprouva le besoin de rompre le silence. Elle vint se serrer contre Sharko, passa sa main autour de sa taille.
— Tu ne parles pas beaucoup. J’aimerais savoir ce que tu ressens.
Sharko secoua la tête et serra les lèvres :
— Du dégoût. Juste un profond dégoût. Il n’y a pas vraiment de mots pour décrire ces choses-là.
Lucie appuya sa tête contre la solide épaule, et ils avancèrent ainsi, jusqu’à la gare. Une fois sur l’esplanade, lâchant leur étreinte, ils se dirigèrent vers l’un des halls du gigantesque bâtiment qui, en ce milieu d’été, était bondé de voyageurs. Des gens insouciants, heureux ou pressés…
Le gendarme Pierre Monette et l’un de ses collègues attendaient en buvant un café. Les hommes de l’ordre se saluèrent avec respect et n’échangèrent que des banalités.
Les casiers de consigne, disposés sur deux longues rangées, s’étalaient face à un distributeur d’argent, sous la feuille d’érable rouge du drapeau canadien. Lucie s’étonna qu’un type de la trempe de Rotenberg ait choisi cet endroit si accessible et trop fréquenté, mais elle se dit que l’avocat devait avoir dupliqué ses informations ailleurs, dans d’autres lieux, comme Lacombe l’avait probablement fait avec les copies de son film avant de mourir brûlé.
Pierre Monette désigna le casier 201 qui se trouvait à l’extrémité gauche.
— Nous l’avons déjà ouvert. Et voilà ce que nous avons trouvé.
Il sortit un objet de sa poche.
— Une clé USB.
Il la tendit à Sharko, qui la porta à hauteur de ses yeux.
— Vous m’en faites une copie ?
— C’est fait. Gardez-la.
— Qu’en pensez-vous ?
— On n’a rien compris. Je compte sur vous pour les explications. Votre histoire a fini par attiser ma curiosité.
Sharko acquiesça.
— Comptez sur moi. Nous allons encore solliciter votre aide. Nous aimerions que vous nous fassiez une recherche prioritaire sur un homme du nom de James Peterson, ou Peter Jameson. Il était médecin à l’hôpital psychiatrique du Mont-Providence dans les années cinquante, et vivait à Montréal. Il doit avoir aujourd’hui aux alentours de quatre-vingts ans.
Monette en prit note sur un carnet.
— Très bien. Je vous rappellerai probablement en fin de journée.
Alors que Lucie et Sharko reprenaient le chemin de l’hôtel, le commissaire se retourna discrètement et chercha Eugénie dans la foule. Il tendit le cou, se pencha pour voir derrière un couple au premier plan.
Elle n’était toujours pas là.
56
Dans la chambre d’hôtel de Sharko, le ménage avait déjà été fait. Draps propres, lit au carré, produits de soins renouvelés. Le flic tira sa vieille valise de sous le lit. Il l’ouvrit et en sortit son ordinateur portable.
Lucie inclina discrètement la tête, les sourcils froncés.
— C’est un pot de sauce dans ta valise ?
Sharko referma rapidement, tira la fermeture éclair et alluma son ordinateur.
— J’ai toujours eu du mal avec les régimes.
— Entre ça et les marrons glacés… À mon avis, vu la couleur, elle a mal supporté le voyage.
Sans relever, Sharko glissa la clé dans le port USB de son PC, et une fenêtre avec deux répertoires apparut. Leurs noms indiquaient Szpilman’s discovery et Barley Brain Washing.
— C’est la même arborescence que sur l’ordinateur de Rotenberg. Prudent comme il l’était, il avait pris garde de sauvegarder ses données.
— Barley ou Szpilman en premier ?
— Barley. L’avocat m’avait montré des photos sur le conditionnement des patients, mais il restait un film dans le répertoire. Un film que Sanders projetait à ses patients pour faire son lavage de cerveau.
Sharko s’exécuta. Il cliqua sur le fichier Brainwash01.avi.
— 01… Ça voudrait dire qu’il y en a eu des dizaines d’autres.
Dès la toute première image, les deux flics comprirent immédiatement. Sharko appuya sur Pause et pointa son index en haut à droite de l’image. Il se tourna vers Lucie d’un air grave :
— Le cercle blanc… Le même que sur la bobine maudite.
— Le même aussi que sur les crash films. La marque de fabrique de Jacques Lacombe.