Выбрать главу

— … à laquelle je suis fière d’appartenir ! Maintenant si tu ne veux pas manquer ton train, il faut partir ! Si tu vas en Suisse, iras-tu voir Papa ?

Aldo regarda son épouse en riant avant de poser un baiser sur ses cheveux :

— Tu es bien une femme, toi ! Mais tu n’en sauras pas plus ! Il se peut que j’aille à Zürich… Si j’y vais, tu pourrais me rejoindre et on rentrerait sagement ensemble…

— Ça, c’est la version idéale, romantique à souhait !… En réalité…

— Ah, ne recommençons pas ! (Et d’ajouter sur le mode récitatif :) Si je vais voir Moritz, je t’appelle, sinon je rentre ! Et maintenant je file : tu me fais perdre mon temps !

Il n’avait surtout pas envie de discuter. Cette affaire – si l’on pouvait l’appeler ainsi ? – l’intriguait et, si elle ne lui avait pas été confiée par Massaria, il ne l’eût peut-être pas acceptée… Quoique !… Le vieux démon de l’aventure ne dormait jamais que d’un œil chez lui…

« Tu sais parfaitement que si… et plutôt deux fois qu’une ! lui souffla la petite voix intérieure qui parvenait parfois à se faire entendre. Les machins plus ou moins mystérieux tu adores ça. Le seul “ hic ” qui t’enquiquine, c’est l’absence d’Adalbert… »

— Et si tu la fermais ? ronchonna-t-il. Je ne t’ai pas demandé ton avis, que je sache ?

Vexé, l’ange gardien déjà prêt à l’accompagner replia ses ailes et retourna finir sa sieste dans son coin de cheminée. Avec tout de même l’intime satisfaction de savoir qu’il avait raison.

En dépit de la neige qui blanchissait le paysage, Morosini arrivait à Grandson quelques heures plus tard, sans avoir rencontré le moindre problème. À Lausanne, il s’était procuré, en face de la gare, une voiture, une Renault assez puissante, proche voisine à la couleur près de celle qu’Adalbert avait achetée pour leurs pérégrinations entre Paris, Chinon, Zürich et Lugano. L’ayant souvent conduite, il n’eut pas besoin de longues explications avant de l’avoir bien en mains et parcourut sans anicroche les quelque soixante-dix kilomètres séparant le lac Léman de celui de Neufchâtel à la pointe duquel était Grandson.

Petite ville médiévale groupée autour des murailles et des tours de son château comme une couvée disciplinée derrière une grosse poule satisfaite d’elle-même, la cité, proche d’Yverdon se situait au bord d’un grand lac bleuté et ne manquait pas de charme avec ses vieilles demeures, ses tourelles et ses toits qui semblaient de velours brun. Elle respirait la paix et cette sérénité que les gens d’Helvétie la Sage ont su élever à la hauteur des beaux-arts.

Grâce au plan que lui avait remis Maître Massaria, Aldo n’eut aucune peine à trouver « La Seigneurie », version adoucie et sérieusement rétrécie du château, mais entourée d’un jardin descendant jusqu’au lac dont le tracé annonçait un jardinier sachant se servir de ses outils et non dépourvu de romantisme. Quand le printemps refleurirait, ce joli coin vaudrait sans doute le déplacement, mais Aldo savait, aux dires du notaire, qu’il n’aurait sûrement pas d’autres occasions de revenir et il le déplora. Quand on voyage beaucoup, il arrive parfois que l’on découvre un endroit que l’on aimerait revoir, même et surtout si on vous le défend. Le genre paradis perdu, par exemple, gardé par un ange grognon farouchement appuyé sur son balai… Le coup de l’épée flamboyante, Aldo n’y avait jamais cru : un geste maladroit et nos premiers parents disparaissaient définitivement de la surface terrestre.

Déjà il y avait l’ordre venu d’En Haut : « Croissez et multipliez ! » qui posait problème, car comment multiplier lorsque l’on n’est que deux et sans manquer à la morale ? À moins d’un commando d’envoyé du Ciel venu à la rescousse, mais dans ce cas, la planète eût été peuplée d’êtres d’une surprenante beauté, or on avait atterri à l’homme de Cro-Magnon, à la Vénus de Brassempouy et autres… La suite des temps prouvait que le serpent trop bavard n’en était sûrement pas resté là et que…

« Si tu voulais bien cesser de dérailler, se reprocha Aldo. Rappelle-toi que tu viens visiter un mourant ! »

Mais il en était ainsi après un trajet fatigant, il était légèrement angoissé… et Adalbert n’était pas avec lui pour jouer sa partie dans le duo…

Cependant son arrivée avait dû être remarquée : la grille était en train de s’ouvrir sous une sorte de balcon enjambant la route pour rejoindre une tourelle. Un valet à cheveux blancs, d’une impressionnante dignité, portant la veste locale à boutons dorés sur une chemise blanche à col cassé, s’approcha, mais Aldo ne lui laissa pas le temps de poser la question :

— Prince Morosini, se présenta-t-il en offrant une de ses cartes de visite. Maître Massaria a dû m’annoncer. Je viens de Venise… en espérant qu’il ne soit pas trop tard ?

— Non. L’état de Monsieur le baron est stationnaire pour le moment. Je crois, ajouta-t-il, qu’il s’en voudrait de mourir sans avoir rencontré Monsieur le prince… Moi, je suis Georg et ma femme, Martha, veille aux cuisines… et si Son Excellence veut se rafraîchir, mon fils Mathias s’occupera de son véhicule !

L’intérieur du castel offrait la même sévérité médiévale que l’extérieur : profondes fenêtres lancéolées où des bancs de pierre permettaient de s’asseoir pour admirer le paysage, cheminée monumentale où flambait un empilement de bûches et dont le manteau s’ornait d’un massacre de cerfs et d’un assortiment d’armes anciennes. Quelques portraits accrochés aux murs, une belle tapisserie de verdure recouvrant la surface de l’un d’eux… et un lit à colonnes tendu de tissus analogues. Il était évident que, pour faciliter le service, on avait transformé le salon en chambre.

Pourtant ce n’était pas à l’abri des courtines qu’Hugo de Hagenthal attendait son visiteur mais dans l’un des fauteuils près du feu – et son aspect émut Aldo.

De taille élevée, quoiqu’un peu voûté en dépit des efforts qu’il faisait pour se redresser, le visage taillé à coups de serpe, les yeux bleus profondément enfoncés dans l’orbite, le baron dissimulait sa maigreur sous une longue robe de velours noir assortie aux pantoufles et le bonnet rond cachant sans doute une calvitie. Il semblait n’avoir que le souffle. Pourtant il esquissa un sourire en tendant à son visiteur une main maigre que la maladie avait rendue diaphane sous le poids de la lourde bague armoriée qu’Aldo prit en s’inclinant.

Après quelques paroles de bienvenue articulées d’une voix faible, étrange venant de ce grand corps qui autrefois eût porté sans peine les pesantes armures des preux du Moyen Âge, il désigna un fauteuil proche du sien :

— Je ne saurais assez vous remercier, prince, d’avoir fait diligence depuis Venise, dont je sais le chemin, et j’ai prié Dieu de m’accorder la force de vous attendre… Voyez-vous, depuis des années pèse sur moi un sentiment de honte profonde auquel, cent fois, j’aurais préféré un remords personnel qu’il est possible d’affronter, de combattre et de vaincre ou encore d’apaiser dès l’instant où vous êtes seul face à votre conscience. Mais celle d’un autre ? Et surtout d’un autre qui jamais n’a manifesté le moindre regret, qui se vantait même d’avoir violé les lois de l’ancienne chevalerie sans vouloir comprendre que, ce faisant, il maculait nos armes ancestrales d’une tache de boue sanglante…

L’horreur qui habitait ce regard en train de s’éteindre, qui faisait trembler ces mains presque privées de leur force, toucha Aldo. Ce vieil homme qui s’en allait vers la mort gravissait un calvaire qu’il ne comprenait pas étant donné les circonstances et il voulut tenter de l’aider si peu que ce soit :