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— Je connais l’histoire. Elle est cruelle mais ce qui se passe quand deux peuples s’affrontent et que l’un prend le dessus est affreux. Les Autrichiens tenaient Venise… C’était le droit du plus fort !

— Non, le plus fort n’a pas tous les droits et certes pas celui de se déshonorer. Que savez-vous de la mort d’Angelo Morosini, votre parent ?

— Qu’en digne descendant de trois doges et de quelques héros il a voulu continuer le combat à sa façon, conspiré contre l’occupant… ce qui était bien son droit, fit Aldo avec un demi-sourire.

— Oui, continuez  !

— Que dire de plus ? soupira-t-il avec un haussement d’épaules. Il a été pris et fusillé contre le mur de l’Arsenal au désespoir de sa jeune femme. Felicia, née princesse Orsini, n’était son épouse que depuis six mois et un amour absolu les unissait. Ensuite elle a passé le reste de son existence à lutter contre l’Autriche. Sa vie est un vrai roman.

— Et elle n’a jamais essayé de se venger du coupable ? Car il n’y en a eu qu’un seul, les autres n’ont été que les exécutants

— Je pense qu’elle ne l’a jamais su. Sinon, elle aurait fait son maximum pour tuer l’instigateur. Et telle que je l’ai connue quand j’était un très jeune garçon, elle se serait vengée impitoyablement même au risque d’y laisser sa tête !

— Vous m’en voyez heureux. Sa douleur, au moins, n’a pas été empoisonnée par le dégoût !… Maintenant, cette vérité, je vais vous la révéler. Friedrich, mon aïeul, ne l’avait vue qu’une seule fois alors qu’avec une suivante elle se rendait à l’église et il en était tombé éperdument amoureux, mais il n’était pas assez sot pour le lui avouer. Son plan était plus simple : tuer d’abord le mari, après on verrait. C’est donc par lui que Morosini s’est trouvé attiré dans un piège : une échauffourée montée de toutes pièces et, comme il haïssait l’envahisseur, cela a été facile… Les coups étaient exclusivement dirigés vers lui, il a été blessé, sérieusement, mais il n’était pas mort. Friedrich alors lui a appris qu’il voulait sa femme et que l’on soignerait ses blessures s’il se montrait… compréhensif…

— Quoi ? Et il a pu croire que ce chantage marcherait ? Même s’il ne connaissait ni Angelo ni Felicia personnellement, il a dû se renseigner ! Il fallait qu’il soit fou ! Ensuite ?

— Morosini lui a craché au visage... Un moment après, sans qu’aucune de ses blessures – et elles étaient graves ! – eût reçu le moindre soin, on l’a entraîné et enchaîné devant le peloton d’exécution.

Une stupeur incrédule tint Aldo muet quelques secondes :

— Et il s’est trouvé douze soldats pour abattre froidement un mourant ? lâcha-t-il enfin.

— La discipline est de fer en Autriche comme en Allemagne. Angelo Morosini, au prix d’un effort surhumain, a réussi à se redresser dans ses liens et regarder la mort en face… Quant à son crime, Friedrich l’a commis pour rien : le lendemain, la comtesse Morosini avait disparu.

Une quinte de toux lui coupa la parole. Aldo chercha comment il pourrait le soulager, mais Georg entrait déjà, une fiole et un gobelet à la main. Faire avaler une gorgée de liquide ne prit qu’un instant, puis il regarda Aldo :

— Votre Excellence est bien pâle ! Puis-je lui offrir…

— Pas de sirop, merci ! fit-il, reconnaissant, mais un doigt d’un « schnaps » quelconque me conviendrait parfaitement !

Cependant, Hagenthal se calmait et regardait avec un évident plaisir Aldo avaler sans sourciller un verre à liqueur d’alcool raide comme une planche qui lui donna un coup de fouet, mais dont il n’essaya même pas de démêler quel fruit avait pu produire ce brûlot !

— Vous avez accepté de boire sous mon toit, soyez-en remercié ! murmura le vieil homme.

— Pourquoi pas ? Vous tentez vaillamment d’effacer un crime dont vous n’êtes pas responsable ! Mais pourquoi vous et non votre père… Ou un oncle ?

— Je suis fils unique et n’étais plus jeune quand, à la mort de mon père, j’ai appris l’histoire, qu’il avait lui-même portée avec une peine qu’il s’efforçait de dissimuler sous le silence. Quand je l’ai su, j’ai alors cherché comment obtenir un pardon dont je sentais de plus en plus la nécessité. C’est à ce moment que je suis devenu suisse. J’étais désormais le seul Hagenthal !

— Si vous me permettez une question : pourquoi ici ?

— À Grandson ? C’est une autre histoire mais qui m’est apparue rejoindre celle, tragique, que je viens de vous confier. Nous avions ici un cousin éloigné. Il avait acheté cette maison où il résidait à longueur d’année. C’était un féru d’histoire médiévale et il s’était pris de passion pour ceux que l’on appelait jadis les Grands-Ducs d’Occident, et singulièrement le dernier d’entre eux, celui que l’on a surnommé Charles le Hardi ou plus couramment le Téméraire, ce prince étrange, fabuleusement riche, brave jusqu’à la folie mais habité par une sorte de sombre génie qui, joint à un orgueil proche du délire, l’a poussé jour après jour, pas après pas, à mourir seul, nu au bord d’un étang gelé devant Nancy dont il voulait faire la clé du royaume de Bourgogne, le crâne fendu d’un coup de hache et le corps dévoré par les loups… Lui qui était seigneur de Flandres, Brabant, Hainaut, Hollande, Zélande, Frise, Gueldre, Malines, Maëstricht, Anvers, Namur, Limbourg, Luxembourg, Autriche, Artois, Bourgogne, qui se voulait roi et, peut-être, plus tard empereur si Dieu l’avait jugé bon…

— Si, surtout, coupa Aldo avec douceur, il n’avait trouvé sur son chemin le plus redoutable cerveau politique de son époque : son cousin, le roi de France Louis le onzième, « l’Universelle Aragne » qui, presque sans bouger de son château de Plessis-lès-Tours, avançait les pièces de son échiquier d’or et de cristal, une main sur la tête de « Cher Ami », le grand lévrier blanc qu’il aimait… Vous voyez que moi aussi je connais leur histoire, ajouta Morosini en souriant. Cette page me fascine également et, venant à Grandson, j’éprouvais une bizarre émotion.

Hagenthal eut une brève quinte de toux qu’Aldo éteignit en lui offrant une cuillerée de sa potion.

— Merci !… fit le malade en retrouvant son souffle. Et, sachant tout cela, vous n’êtes jamais venu ici, ni à Morat, la seconde défaite avant le drame de Nancy ?

— Non. Je voyage beaucoup mais je n’en ai pas eu l’occasion !

— Vous ?… Un expert en joyaux non seulement anciens mais célèbres ? Vous me surprenez. Allez donc jusqu’à cette fenêtre qui donne sur l’arrière de la maison et dites-moi ce que vous voyez !

— Une ravissante colline avec quelques arbres qui se dessine sur le fond lointain des Alpes enneigées.

— Cette colline portait le camp fastueux du Téméraire qui la couvrait entièrement. Si vous la gravissez, vous verrez une grosse pierre derrière ce qui reste du vaste étang creusé par les Bourguignons pour servir d’abreuvoir à leurs chevaux. Quant à la pierre, elle est dite « Pierre de Mauconseil ». C’est là que le duc a décidé de faire pendre sur les murs du château et aux arbres les défenseurs de la ville. Pendus ou noyés quand la place se révéla insuffisante. Vous… vous connaissez la suite, je suppose ?

Le baron se fatiguait, Aldo revint près de lui :

— Cette visite vous épuise et je vais vous quitter. Pardonnez-moi !

Le vieillard leva son visage émacié :

— Restez encore un peu… je… je n’ai pas dit le principal !

— Je peux revenir ?

— Non… car le temps m’est compté.

Sa main disparut dans une poche de sa robe noire et en tira un sachet de velours coulissant dont il sortit un étrange objet qui accrocha immédiatement l’attention de son visiteur… Pour le commun des mortels, cela ressemblait vaguement à un arbuste d’or, mais pour le regard averti de Morosini, c’était une monture que l’on fixait jadis au sommet d’une coiffure d’homme, couronne fermée ou chapeau de parade. On appelait ce couvre-chef un épi, voire un cimier, ce qui était faux, le cimier portant les plumes du casque…