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La Suisse entière s’enrichit de cette manne fantastique, surtout, naturellement, ceux qui connaissaient la valeur des choses, banquiers, changeurs, orfèvres et joailliers. Des paysans vendaient pour rien des quintaux de vaisselle d’argent et découpaient en morceaux les plus beaux brocarts pour les vendre à l’aune comme de la tiretaine chez un drapier. Quant aux plus remarquables joyaux, ils atterrirent entre les mains des Fugger, les grands banquiers d’Augsbourg. Ces merveilles appartinrent, au fil des ans, à des princes, tel l’empereur Maximilien dont le fils épousa Marie de Bourgogne, l’unique enfant du Téméraire d’où vinrent les Habsbourg, un peu plus tard à Henri VIII d’Angleterre, mais disparurent quand Cromwell leva l’étendard de la révolte contre Charles Ier qui y laissa sa tête.

Ayant erré, rêvé un long moment, Aldo s’aperçut d’une nécessité fort vulgaire : il avait faim… Il reprit sa voiture, fit quelques kilomètres, mais au lieu de revenir vers Lausanne, il piqua droit sur l’intérieur de la Suisse, se trouva une pimpante auberge où une « accorte servante » entreprit de combler les vides de son estomac arrosé d’un « Clos des Murailles » inattendu dans un endroit aussi champêtre, puis deux cafés consommés et autant de cigarettes plus tard, il décida, au lieu de regagner Lausanne, d’emprunter la route de Zürich. Après ce qui venait de lui arriver, un entretien avec son beau-père lui semblait de première nécessité.

Ces « Trois Frères », qui manifestaient une invraisemblable tendance à se multiplier, faisaient défiler dans sa tête une série de points d’interrogation, et son beau-père lui paraissait le plus à même d’en discuter.

De Zürich, il appellerait Lisa comme il le lui avait promis en plaisantant, n’imaginant pas un instant qu’à l’issue de sa visite à Grandson il se précipiterait dans les fastes de la maison Kledermann. Il ne pouvait décemment pas retourner chez lui avec dans sa poche l’un des trois rubis du Téméraire, sachant parfaitement que le trio au complet reposait dans la chambre forte du petit palais de la Golden Küste.

En dépit du mauvais temps – la neige s’était remise à tomber juste à la sortie de Grandson –, il traversa en moins de trois heures les champs, forêts, lacs et collines couronnées de châteaux féodaux de la Haute-Argovie. Malgré la température glaciale, les routes n’étaient pas verglacées et il avait un peu l’impression de se promener au royaume du Père Noël.

L’activité intense de Zürich à l’heure des sorties de bureau le changea désagréablement en le ramenant à la réalité, mais il savait que Moritz Kledermann restait assez tard à sa banque, et, à la pensée de la surprise qu’il lui apportait, il sentait l’excitation s’emparer de lui tandis qu’il escaladait en courant le large escalier de marbre aux rampes de bronze et déboulait dans le bureau du secrétaire particulier du banquier, un homme entre deux âges – encore plutôt du bon côté ! – qui s’intégrait au décor solennel comme s’il en descendait tous les matins.

— Bonjour, Monsieur Birchauer ! lança gaiement l’arrivant : si mon beau-père ne reçoit personne, il faut que je le voie de toute urgence !

Le comportement essentiellement britannique de Birchauer lui permit de recevoir l’annonce sans broncher en dépit de l’agitation évidente du visiteur.

— Non, il est seul. Bonsoir, Monsieur le pr…

— Parfait ! C’est tout ce que je voulais savoir !

Et il fonça sur la porte communicante qu’il ouvrit en clamant :

— Bonsoir, Moritz ! Pardonnez-moi de survenir ainsi impromptu, mais j’ai à vous parler d’une chose incroyable…

Aussi calme que s’il recevait un chef d’État, Kledermann se contenta de lever un sourcil surpris :

— Aldo ? Mais que vous arrive-t-il ? Lisa n’est pas…

— Malade, non ! Ni aucun de vos petits-enfants ! Sinon, j’aurais employé le téléphone au lieu de sillonner la Suisse !

— Sillonné la Suisse ? D’où venez-vous ?

— De Grandson où je suis allé voir mourir un gentilhomme !

— Ah !

Kledermann tendit le bras, décrochant le téléphone intérieur :

— Je n’y suis pour personne, Birchauer ! dit-il tranquillement avant de remettre l’écouteur en place.

Puis il regarda un instant son gendre qui lui offrit un beau sourire :

— Alors, Aldo ? Vous semblez bien agité. Êtes-vous si pressé de me délivrer votre message ?…

— Trouvaille serait plus approprié !

— Oh ?

Puis, comme il se taisait, Morosini se mit à rire :

— Votre cabinet de travail est-il hermétiquement insonorisé ?

Un silence, et les pupilles du banquier se rétrécirent :

— Vous ne préféreriez pas rentrer à la maison, par exemple ? Vous avez la mine d’un chat qui se pourlèche en guignant la souris qu’il va s’offrir pour son déjeuner, et je déteste ce rôle-là !

— Je ne suis pas si méchant et je préfère de loin ce que concocte votre chef trois étoiles mais…

Kledermann n’hésita plus : lui dont l’allure normale était froide et décontractée se précipita sur la porte :

— Birchauer, faites avancer ma voiture !…

— Pas la peine, souffla Aldo, j’en ai loué une à Lausanne !

— Eh bien, on la renverra au loueur qui est le même partout. Donc, ma voiture ! Birchauer, vous pouvez fermer l’agence et réintégrer votre logis !

— Si tôt ? Il n’est que…

— Justement, cela vous reposera ! Je rentre chez moi et ne veux plus entendre parler de banque avant demain matin !

— Comme vous voudrez, Monsieur ! J’avoue qu’oublier les chiffres pour écouter Mozart !…

L’air extasié de son secrétaire fit rire le banquier :

— D’accord, on pourra faire ça de temps en temps. Moi aussi, j’aime Mozart !

Dix minutes plus tard, alors que la luxueuse voiture grise et argent glissait le long du lac dans un royal silence, Morosini, amusé, guettait du coin de l’œil les imperceptibles manifestations d’impatience d’un homme dont l’impassibilité était pratiquement passée à l’état de proverbe. Sauf une seule fois… dont le souvenir faisait encore trembler Aldo…

Soudain il entendit une petite voix, fort éloignée du beau timbre grave habituel :

— Vous ne voulez vraiment rien dire avant d’être à la maison dans un véhicule où l’on n’entend même pas tourner le moteur !

Après un instant d’hésitation, Aldo ouvrit son manteau, fouilla dans une poche intérieure et en sortit le sac contenant la monture. La pierre miraculeuse était déjà réfugiée dans l’une de ses chaussettes, selon une déjà ancienne prudence.