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— Vous avez encore raison ! Mais ne continuez pas trop sur cette voie, sinon je vais finir par vous détester !… Merci quand même !

Une heure plus tard, il était de retour, un paquet de journaux sous le bras et nettement plus sombre qu’au moment de son départ. Comme ils étaient seuls dans le vestibule, tandis que Cyprien le débarrassait de son pardessus, il murmura :

— Morosini n’est pas chez lui.

— Mais Madame la princesse ?

— Elle, oui. Elle arrive et prendra le Simplon-Express ce soir… Elle n’a pas hésité à prendre sa décision.

— Dois-je envoyer Lucien la chercher ?

— Non. Elle préfère réserver l’arrivée-surprise. Elle espère apporter par sa présence du réconfort à notre marquise…

Sans aucun doute ! Et le prince Aldo ?

D’évidence le vieux serviteur préférait celui-ci, particulièrement depuis l’affaire Kledermann où la jeune femme était tombée sous le pouvoir d’une drogue malfaisante dont il fallait espérer qu’elle n’avait pas laissé de traces.

— Manque de chance, il a pris le train ce matin pour la Suisse…

— Encore ?

— Pourquoi pas ? Je vous rappelle que la princesse Morosini est suissesse. Ce n’est pas l’antichambre de l’enfer, que je sache ? De toute façon, son époux doit la prévenir s’il doit y rester quelques jours, ce qu’il ne savait pas. Mais M. Buteau transmettra le message… quelqu’un est-il avec Madame ? fit-il soudain, l’écho affaibli d’une conversation étant venu jusqu’à lui.

— Oui. Le Commissaire Principal. Je pense qu’il est là pour voir comment elle supporte l’épreuve ! Je n’aurais jamais cru que cette sacrée fille pouvait remuer tant de monde ! ajouta-t-il avec rancune.

— Rassurez-vous, ce serait pareil s’il s’agissait de vous ! Pire sans doute parce qu’elle n’est pas vieille et capable de se fourrer dans les pires pétrins… enfin, espérons qu’on va la retrouver… Quant à dame Morosini… c’est moi qui irai la chercher demain en gare de Lyon.

Il allait sortir, mais se ravisa et revint sur ses pas pour prendre les journaux qu’il avait posés sur une table basse :

— Avant de les montrer à notre marquise, il vaut peut-être mieux que je les lise en attendant que Langlois soit prêt à partir…

Ayant dit, il se cala dans un fauteuil près d’une fenêtre, entreprit de passer une revue de Presse aussi bruyante que tumultueuse. Le laissant à cet exercice, Cyprien se retira sur la pointe des pieds. Il n’aimait vraiment pas l’agitation croissante de « Monsieur Adalbert ». Bien sûr, il aurait cent fois préféré voir arriver son « presque frère », mais une présence féminine pouvait avoir son intérêt, particulièrement si « notre princesse » était redevenue celle qu’elle était avant de tomber dans les mains d’un pseudo-neurologue qui aurait pu la tuer.

Mais la Presse – peut-être muselée par Langlois, comme il avait l’art et la manière de le faire – n’apprit pas grand-chose à Adalbert. On ne savait pratiquement rien de cette « dame appartenant à la bonne société ». Comme si, à son âge, elle aurait pu appartenir à une mauvaise ? L’enquête allait se poursuivre en Franche-Comté où elle avait son domicile, mais les premiers résultats laissaient supposer qu’elle serait longue et délicate…

L’égyptologue passait d’un article à l’autre quand, ayant laissé Mme de Sommières aux soins de Louise, sa vieille camériste, Langlois le rejoignit :

— Vous accordez crédit à la Presse quand je suis là ? fit-il, mi-figue mi-raisin. Vous m’étonnez, Vidal-Pellicorne !

— Je ne vois pas pour quelle raison ! Il m’arrive d’être discret et vous pouviez souhaiter entretenir « notre marquise » en tête à tête ?

— Cela ne vous ressemble pas, mais vous avez tout de même mérité une récompense. Un balayeur matinal a vu Mlle du Plan-Crépin se faire enlever, rue de la Bienfaisance, par une voiture dont il a relevé le numéro…

— Il devait plus ou moins appartenir à vos services, votre balayeur ?

— Que nenni ! Simplement l’événement, dans sa brutalité, lui est apparu digne d’intérêt… D’autant qu’il savait parfaitement qui on enlevait !

— Un balayeur ? Marie-Angéline ?

— Comme si vous ignoriez qu’autour de la messe de six heures à Saint-Augustin s’agite un petit monde qui se révèle parfois d’une grande utilité pour la curiosité ? Ajoutez qu’il lui arrive – selon le balayeur qui s’est aventuré jusqu’à la PJ ! – de donner discrètement un coup de main à qui peut en avoir besoin…

Ému, Adalbert renifla :

— Vous essayez de me faire pleurer ou quoi ?

— Du tout ! Je vous informe ! Toujours pas de Morosini ?

— Lisa vient demain. On en saura davantage alors… Elle sait, comme nous, qu’il peut être dangereux de donner des informations par téléphone…

— Alors attendons demain ! Jusque-là, ne laissez pas Mme de Sommières cogiter seule. Rien n’est plus mauvais qu’une imagination qu’on laisse battre la campagne. Et Dieu sait qu’elle n’en manque pas !

C’était peu dire et « Tante Amélie » n’avait besoin d’aucun encouragement à ce point de vue. Elle avait passé une nuit affreuse. Le sommeil qui, étant donné son âge, se faisait parfois tirer l’oreille pour lui rendre visite, l’avait complètement laissée tomber cette dernière nuit. Ce n’était pourtant pas faute d’avoir essayé de l’apprivoiser avec l’assortiment de ce qui pouvait le charmer : croquer une pomme, boire du lait chaud, lire quelques pages de À la recherche du temps perdu, de Marcel Proust… compter des moutons – et pourquoi diantre des moutons plutôt que des chèvres, des vaches ou des kangourous ? Rien n’y avait fait ! Côté drogue, la petite pharmacie de la salle de bains ne lui avait rien proposé de plus apaisant que de l’aspirine, du sirop de Tolu, de la teinture d’iode, de l’embrocation contre les douleurs rhumatismales et des « gouttes merveilleuses du Docteur Lenormand » dont l’étiquette tarabiscotée ne risquait pas de dévoiler en quoi consistait le merveilleux de la mixture. En désespoir de cause, vers deux heures du matin, elle était descendue avec l’idée de se procurer au moins l’un des remèdes préférés d’Aldo : des cigarettes anglaises et une bonne fine à l’eau avec plus de fine que d’eau… mais ne trouva rien. Dieu sait pourquoi, Cyprien avait mis ces planches de salut sous clé et elle ne se sentit pas le courage de descendre à la cave. Certes, il y avait son cher champagne dont plusieurs bouteilles étaient au frais, mais il ne l’avait jamais aidée à dormir, bien au contraire, car ce breuvage divin avait un sens festif inconvenant pour la circonstance. Alors, elle remonta se coucher et se résigna à finir comme elle le pourrait cette nuit définitivement blanche, en se promettant de faire appel à son vieil ami le Dr Dieulafoy pour lui soutirer un somnifère efficace. En résumé, une fumerie d’opium eût fait incontestablement son affaire, mais à qui en demander l’adresse ? Elle ne voyait guère que Langlois… ou Plan-Crépin soi-même ! « Notre marquise » était quasiment certaine qu’elle avait ça dans son carnet de notes…

Revenue à son point de départ, elle s’offrit une crise de larmes, puis piqua une colère qui les sécha… et mangea une deuxième pomme. Pourtant quand elle accueillit, vers huit heures, le plateau de son petit déjeuner, elle était aussi digne et aussi calme que si elle sortait des bras de Morphée. Pas question de laisser deviner à ses serviteurs qu’elle pouvait connaître des moments de détresse par trop incompatibles avec sa dignité.

Elle avait d’ailleurs tort de se faire du souci pour eux, car ils en étaient au même point : aucun n’avait imaginé, jusqu’à cette brusque disparition, la place que l’insupportable Plan-Crépin tenait dans le vaste hôtel ouvrant d’un côté sur la paisible rue Alfred-de-Vigny et de l’autre sur les foisonnements du parc Monceau… à cette différence près qu’Eulalie, le super cordon-bleu de la maison, rata brillamment le sublime soufflé aux truffes dont raffolait Adalbert : tapi au fond de son plat de cuisson, le rebelle refusa obstinément de s’envoler, se retrouva dans la poubelle et se vit remplacé par de simples œufs brouillés agrémentés de croûtons qui allumèrent une étincelle de gaieté dans l’œil bleu d’Adalbert.