Выбрать главу

Clotilde détesta plus que tout le sourire complice que Valou échangea avec le patron du camping. Franck, dans leur dos, semblait simplement énervé.

— Et alors, qu’est-ce qu’on fait? Puisque ma femme vous dit que ce portefeuille était dans ce foutu coffre?

Merci, Franck!

Cervone haussa les épaules.

— D’une façon ou d’une autre, si vous n’avez plus vos papiers, vous devrez aller à la gendarmerie. A partir de là, Clotilde, tu peux porter plainte si tu veux…

Il se fendit d’un sourire ambigu et ajouta:

— Ne t’attends pas à retrouver Cesareu à la gendarmerie de Calvi. Ton vieux copain a pris sa retraite depuis pas mal d’années. Je ne sais pas sur qui tu vas tomber, les flics maintenant, ils font trois ans ici avant de repartir sur le continent.

Hagrid observait toujours le coffre. S’acharnait. Vérifiait chaque mécanisme de la serrure. Ne semblait pas comprendre. Clotilde le remercia intérieurement de ne pas se contenter des apparences.

Elle était persuadée d’une chose.

Ce portefeuille était rangé là hier.

Quelqu’un l’avait pris.

Pourquoi?

Qui?

Quelqu’un qui possédait le code ou la clé de ce coffre.

9

Samedi 12 août 1989, sixième jour de vacances,

ciel de nuit bleue

Vous savez quoi?

Il se passe enfin quelque chose dans mon petit coin de Corse perdu. J’ai quelque chose de neuf à vous raconter dans mon journal! De neuf et de détonant… J’espère que vous allez aimer ma façon de raconter les histoires.

Vous êtes prêt, mon lecteur inconnu?

Tout a commencé par un grand BOUM. Précisément à 2 h 23 du matin. Je le sais parce que la détonation m’a réveillée et que j’ai immédiatement regardé ma montre. J’ai glissé un œil dehors, vers la mer, la presqu’île de la Revellata, la Balagne jusqu’au plus haut sommet, le Capu di a Veta. Rien! Puis je me suis rendormie.

Au petit matin, c’était l’effervescence dans le camping. Les gendarmes interrogeaient des touristes plus étonnés que paniqués, feignant de ne pas remarquer le grand sourire accroché au visage des Corses du coin.

Le complexe hôtelier, la marina Roc e Mare, avait sauté dans la nuit.

Pour vous donner quelques précisions géographiques, la pointe de la Revellata, c’est une petite presqu’île de cinq kilomètres de long et d’un kilomètre de large, presque entièrement sauvage à l’exception de son phare du bout du monde, du petit port de Stareso, de deux ou trois villas blanches, du camping des Euproctes qui se niche en plein milieu, sous les oliviers, avec un accès direct par un petit sentier abrupt à deux plages de poche, celle de l’Alga au sud-est, celle de l’Oscelluccia au nord-est. Côté ouest, il n’y a rien, à part la falaise. On descend direct à pic vers la grotte des Veaux Marins et l’anse de Recisa, une crique de cailloux squattée par les véliplanchistes.

Pour vous donner quelques précisions économiques, presque tout ce petit coin de paradis appartient à un seul homme. Mon grand-père! Cassanu Idrissi. Même s’il se contente d’habiter avec toute sa famille la bergerie d’Arcanu, dans la montagne, un coin isolé avec juste un chemin raide ou une route goudronnée pour y monter, une grande antenne pour capter la télé, de vieilles pierres, un immense chêne vert au milieu de la cour et toutes les odeurs du maquis qui s’accrochent aux murs. Pas de chichis, pas de piscine, pas de court de tennis, le seul luxe, c’est la vue incroyable sur la baie de la Revellata. Même le camping appartient à mon Papé Cassanu. Basile Spinello, le patron, c’est son copain, il s’occupe de le gérer avec une règle d’or: pas de murs ou presque, seulement des douches et des toilettes, des emplacements nus pour planter des tentes, une poignée de bungalows en bois, juste de quoi loger l’été les cousins qui reviennent du continent, les amis, quelques touristes fréquentables. La terre de Papé Cassanu, ses quatre-vingts hectares, il en prend soin comme d’une femme qu’il ne veut pas partager, qu’on peut admirer mais pas posséder, qui ne prendra pas une ride, jamais; parfumée de ciste et de cédrat, maquillée de l’indigo des orchidées sauvages, celles que Mamy Lisabetta adore.

Sauf que…

Si vous avez bien fait attention, vous aurez noté que j’ai dit «presque» quand j’ai dit que tout le coin appartenait à Papé Cassanu. Presque, ça veut dire qu’il lui manque quelques petits coins de rochers face à la mer, au-dessus de la plage de l’Oscelluccia et en particulier quatre mille mètres carrés dont a hérité un vague cousin, il y a quelques siècles. Du coup, cette enclave dans le domaine de mon Papé est devenue la seule zone constructible de toute la presqu’île. Les enchères ont grimpé en flèche et un promoteur a commencé à faire pousser un complexe hôtelier au milieu des rochers rouges. Un Italien de Portofino, d’après ce qu’on raconte. Un truc grand luxe, intégré à la couleur de la pierre, avec terrasse sur la Méditerranée, petit port privé, chambres trois étoiles, jacuzzi et tutti quanti. Ils ont commencé à construire en mars, sauf qu’illico les associations corses de défense de l’environnement ont porté plainte, rapport à la loi Littoral! Je vous avoue que je n’ai pas tout saisi, mais Papé Cassanu est capable de parler des heures de ça avec papa; apparemment, l’enclave est constructible, puisque située à plus de cent mètres de la mer, mais les défenseurs de l’environnement ont fait aussitôt valoir la protection des espaces naturels remarquables, rapport à la qualité des paysages, à leur intérêt écologique, à une procédure d’inscription du site, de préemption par le Conservatoire du littoral… Bref, imbroglio total.

Constructible, pas constructible, la marina? Personne n’en sait rien. Ça se résume à une bataille d’avocats, de journalistes, de fonctionnaires, et sans doute aussi à de gros paquets de billets sur la table et sous la table. Mais pendant ce temps, les briques de la résidence Roc e Mare étaient empilées les unes après les autres sur la dalle de béton coulée par des ouvriers italiens. Tout doucement, sans attendre le jugement qui peut-être déclarerait la construction illégale, dans des années, presque sous le nez de Papé Cassanu. Le nez qu’il a plutôt poilu et chatouilleux, je peux vous le confirmer.

Jusqu’à cette nuit, 2 heures du matin. BOUM!

Un grand trou dans la dalle de béton, ou ce qu’il en reste. Les ouvriers au petit matin n’ont trouvé qu’un gros tas de gravats.

La suite, c’est Aurélia qui me l’a racontée. Aurélia, c’est la fille de Cesareu Garcia, l’adjudant de la gendarmerie de Calvi. Entre nous, on ne peut pas dire que je l’aime beaucoup, Aurélia. Elle a deux ans de plus que moi et elle s’y croit un peu avec ses grands airs sérieux, du genre c’est la loi et c’est comme ça et sinon je vais le dire à mon papa. On dirait qu’elle n’a pas eu d’enfance, qu’elle a tiré le double six dans le jeu de l’oie de sa vie et qu’elle est passée par-dessus les premières cases. Je plains son futur mari, si jamais elle en trouve un. C’est pas gagné pour elle, Aurélia, les garçons la regardent encore moins que moi, c’est vous dire! Y compris Nicolas, et pourtant, je suis prête à parier que la pauvre, elle craque pour mon grand frère. C’est pas vraiment qu’elle est moche, elle a des yeux ronds et noirs comme des olives et de gros sourcils qui se touchent presque en haut de son nez et lui donnent un air encore plus sévère… C’est plutôt qu’elle est emmerdante. L’inverse de moi, si vous voulez: je fais trop jeune et elle, trop vieille. C’est pas pour ça que ça crée une solidarité entre nous deux, oh non, croyez-moi, plutôt une compétition, je dirais. Deux façons de s’adapter… Peut-être qu’on se retrouvera dans des années et qu’on verra qui a gagné.