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Mais sur ce coup-là, au matin du grand BOUM, j’étais très contente qu’Aurélia me dise, avec sa voix pincée et ses grands airs:

— Mon père est allé voir ton grand-père, Cassanu. Tout le monde sait que c’est lui qui a fait sauter la marina.

— ?????????

— Mais personne ne dira rien, bien entendu. L’omerta… L’omerta, dit mon papa. Tout le monde ici doit quelque chose à ton grand-père, Basile en premier, le patron du camping, ils étaient à l’école ensemble. Tu te rends compte, ils posent une bombe, on sait que c’est lui et personne ne dit rien.

Ça m’amusait d’imaginer son petit papa (enfin son gros papa, parce que Cesareu, il faut le voir, il pèse le poids d’un taureau corse) monter dans sa petite camionnette de gendarme pour aller causer à mon Papé, en sueur, les genoux tremblants, comme une petite souris allant négocier un coin de grange face au chat de la maison.

Je l’ai mouchée.

— Il n’y a pas de preuves contre mon Papé. Ton père a dû te dire ça.

— Oui, il me l’a dit.

J’ai enfoncé le clou.

— Et puis ceux qu’ont posé les bombes, ils ont raison, non? C’est plus joli, la Corse, sans le béton. Si on attend la fin du procès, les magouilles, l’administration, ils auront mille fois le temps de la défigurer, la Revellata et tout le reste de l’île, tu crois pas?

Aurélia n’a pas d’opinion. Jamais.

Mais là, elle m’a tout de même répondu.

— Si. Mon père m’a dit ça aussi, que Cassanu a eu raison de faire ça. Même s’il n’avait pas le droit.

Là, c’est elle qui m’a mouchée.

J’y ai repensé toute la journée. J’ai même croisé Papé en grande conversation avec Basile Spinello à l’entrée du camping, avec des allures de comploteurs qui ne font pas vraiment peur. Quelques voitures de gendarmerie circulaient. On parlait de l’explosion à la radio, un peu. Et tout fut confirmé à la fin de la journée. Personne n’avait rien vu, rien entendu. Affaire classée! La baie de la Revellata retournera aux goélands, aux chèvres, aux ânes, aux sangliers et aux euproctes. Ce soir, je suis restée de longues minutes dans la grotte des Veaux Marins à regarder la mer et le soleil se coucher sur la baie de la Revellata.

Trop belle en rouge et or.

Trop fière, j’étais.

Tant que mon Papé sera là, elle restera ainsi, ma baie.

Sauvage, préservée, rebelle.

Comme moi!

Pour toujours, hein, mon lecteur du futur, pour toujours, promettez-le-moi.

* * *

Pour toujours…

Quelle petite sotte!

Il referma le cahier.

10

Le 13 août 2016, 16 heures

Les ouvriers, torse nu, souffraient de la chaleur. Immobiles, courbés sur leur pelle, assis au volant d’un bulldozer à l’arrêt, grillant une cigarette à l’ombre pour les plus chanceux. A croire que tous observaient sans y croire les fondations des murs de béton dans les rochers, comme s’il s’agissait d’une entreprise démentielle, d’une œuvre de titan. Un palais imaginé par un roi fou, impossible à bâtir, ou alors l’hiver, la nuit, pas sous cette canicule.

— C’est le futur quatre-étoiles, fit Valou à l’arrière de la Passat en frappant des mains comme une enfant excitée.

Franck conduisait calmement, concentré sur la route, paupières plissées. Le soleil l’aveuglait d’un flash dans les yeux à chaque nouveau tournant. Clotilde se retourna vers sa fille.

— Le quoi?

— Le futur quatre-étoiles. La marina Roc e Mare. Un vieux projet que Cervone Spinello a dépoussiéré. Ce sera une sorte d’extension du camping des Euproctes. Y a tous les plans à l’accueil. Il doit être livré avant l’été prochain. Trop classe! Piscine, spa, fitness, chambres à 300 euros la nuit avec terrasse privée et descente directe à la mer.

Clotilde laissa un instant son regard traîner vers le chantier. Sur un immense panneau masquant une partie des travaux, estampillé des logos de l’Europe, de la Région et du département, s’étalait une photographie d’un somptueux complexe hôtelier, haut de quatre ou cinq étages. Même niché dans les rochers, on ne verrait que lui à des kilomètres à la ronde, de la mer ou de la route littorale.

Un étrange sentiment envahissait Clotilde, sans qu’elle puisse réellement le définir. Depuis des années, elle s’était efforcée d’oublier cette pointe de rochers inhabitée, cette route dangereuse, ce précipice mortel. Sans y parvenir. Bizarrement, revenue sur les lieux du drame, chaque tournant, chaque nouvelle perspective sur ce décor de paradis l’emportait loin de l’accident; avant l’accident plus précisément. Vers toutes les années, tous les étés avant le drame, même si elle n’en avait que des souvenirs flous, même s’il ne lui restait de ses vacances d’enfance que la certitude d’avoir adoré cette île, ces paysages, ces parfums, cette nature qui allait pourtant la trahir. La Corse était comme elle, une orpheline. Belle et solitaire. Elle avait été arrachée à sa famille il y a vingt millions d’années, au continent, aux Alpes, à l’Estérel, pour dériver en Méditerranée.

Valou insistait, se tordant le cou pour détailler les premières fondations du futur palace.

— Cervone m’en a glissé deux mots quand il a vu que ça m’intéressait. J’aurai seize ans l’année prochaine, peut-être même que je pourrai y travailler.

Cervone…

Clotilde ressentit un douloureux électrochoc. Sa fille appelait déjà ce salaud de directeur de camping par son prénom! Ce bétonneur-flambeur-dragueur qui avait vingt-cinq ans de plus que Valou.

Elle contre-attaqua sans même réfléchir.

— Je ne comprends même pas qu’on puisse laisser construire une telle horreur.

Valentine capitula sans répliquer, se contentant de faire courir son regard du panneau à la nature vierge, comme si elle imaginait déjà l’hôtel sorti de terre.

Les pires ados sont ceux qui refusent l’affrontement.

Clotilde revint à la charge. Sournoise.

— Tu pourras toujours demander ce qu’il en pense à Papé Cassanu, ton arrière-grand-père. On va dîner chez eux demain soir.

— Pourquoi?

— Pour rien.

— C’est un vieux Corse indépendantiste poseur de bombes? Comme dans Mafiosa?

— Tu verras.

— Et il a quel âge, l’arrière-grand-padre?

— Il aura quatre-vingt-neuf ans le 11 novembre.

— Et il habite toujours dans sa bergerie du bout du monde? Ils n’ont pas de maisons de retraite, en Corse?

Clotilde ferma les yeux.

Ils parvenaient à la corniche de Petra Coda, le lieu précis où la Fuego avait basculé.

Plus personne ne parla. Un air de disco passait à la radio. Franck hésita à baisser le son mais ne le fit pas.

Sur le bord de la route, il n’y avait plus aucune trace des trois bouquets de serpolet.

La brigade de proximité de la gendarmerie de Calvi, à l’entrée de la ville, disposait d’une vue unique sur la Méditerranée et la presqu’île de la Revellata. A croire qu’il fallait aux femmes de gendarme des logements de fonction dignes d’une résidence de haut standing, vue panoramique et pieds dans l’eau, pour qu’elles acceptent de suivre leur mari sur cette terre de tous les dangers.

Clotilde entra seule, laissant Franck continuer en voiture et déposer Valentine sur le port de Calvi. Elle l’appellerait pour qu’il vienne la chercher dès qu’elle aurait terminé, ce ne serait pas long. Juste le temps de déclarer la perte des papiers.