Version camping.
Basile Spinello vient de passer et de dire de baisser un peu la musique.
— Oui, papa, a fait Cervone, son fayot de fils.
Je suis d’accord avec Basile.
La musique est une pollution. La musique gaspillée comme ça, je veux dire, pas celle qui va directement de vos oreilles à votre cerveau par le fil d’un Walkman. La musique qui part dans le vide, qui s’échappe dans la nature, qui la pollue autant que les papiers gras, les mégots de cigarettes, ou même que les gravats de la marina Roc e Mare. C’est comme un manque de respect à la beauté, celle qu’il ne faut surtout pas déranger, ni même partager. Il faut juste l’apprécier.
Seule.
La beauté, c’est un secret. En parler, c’est la violer.
Pour moi, la Corse, c’est ça…
Il faut l’aimer et la laisser en paix.
Basile a compris.
Tout comme mon Papé Cassanu.
Mon père aussi, peut-être.
A peine Basile parti, son fils a remonté le son.
Tu lambadas, nous lambadons, vous lambadez…
En rythme.
Y a bien une quinzaine d’ados.
La Mano ou Nirvana, ils ne connaissent même pas; et ce qui me rend dingue, c’est que dans un an ou deux ils trouveront ça génial parce que tout le monde trouvera ça génial.
J’ai mon cahier ouvert, posé sur Les Liaisons dangereuses, mais personne ne le voit. Je peux écrire tranquille. Je me suis dit qu’aujourd’hui j’allais vous présenter la tribu. Va falloir suivre parce que c’est un peu compliqué. Je vais donner une lettre à chaque membre de la bande pour que ce soit plus simple.
D’abord, il y a mon frère Nicolas, accroupi à côté du poste radio, on va dire que c’est Valmont parce que c’est un beau gosse dans son genre et qu’il a un sacré succès avec les filles, avec son petit air cool, à ne se fâcher avec personne. J’ai même une théorie là-dessus. Si on aime tout le monde, c’est qu’on n’aime personne. Donc oui, mon grand frère Nicolas, je le vois bien en Valmont, à tomber amoureux de toutes les filles de la terre avec la sincérité d’un petit ange malheureux incapable de n’en aimer qu’une seule.
Nicolas, c’est N.
A côté, la fille qui s’agite sur Billie Jean, c’est Maria-Chjara. Elle, je vous ferai son portrait en détail plus tard, car cette petite allumeuse mérite bien un chapitre entier. Mais pour l’instant, juste histoire de faire les présentations, je la verrais bien en marquise de Merteuil. La courtisane manipulatrice du roman. Vous avez compris, je vous fais pas un dessin, je déteste Maria-Chjara, mais j’en aurais au moins pour toute une nuit blanche rien qu’à aligner assez de mots pour vous expliquer à quel point.
Maria-Chjara, c’est M.
Celle qui danse à contretemps, seule, aussi seule que moi mais moi je ne le montre pas, vous la connaissez déjà, c’est Aurélia Garcia, la rabat-joie. La fille du gendarme, hou la la, la musique est trop forte, hou la la, je vais appeler papa, hou la la la, la lambada mon Dieu mon Dieu, hou la la, les garçons mais non mais non… Elle se gratte les sourcils, sourit bêtement et doit rêver d’un prince charmant qui verrait des étoiles dans le reflet de son appareil dentaire… Bon courage, ma vieille!
Aurélia, c’est A.
Y a d’autres filles, Véro, Candy, Katia, Patricia, Tess, Steph, mais je passe, je passe aux mecs, du moins ceux qui m’inspirent pour écrire des mots méchants. Les autres, Filip, Ludo, Magnus, Lars, Tino, Estefan, ils sont juste normaux, c’est-à-dire mignons, buveurs de bières, rigoleurs de blagues lourdes et mateurs de filles normales.
Donc ils ne me voient pas.
Estefan, avec ses cheveux blonds portés en catogan et son accent occitan, rêve d’être médecin du monde et de s’engager en Ethiopie, Magnus de tourner le quatrième épisode de Star Wars, Filip de décoller de Cap Canaveral à bord de Columbia, mais rien que vous décrire ces mecs canon me fout le bourdon, alors laissez-moi me défouler sur les autres.
D’abord, il y a Cervone Spinello, qui est en train de négocier avec mon grand frère pour mettre la musique encore plus fort. «Je t’assure, Nico, c’est pas grave, papa dira rien.» Je vous ai déjà un peu parlé de lui. Ce crétin est persuadé qu’un jour c’est lui qui dirigera le camping, alors il se comporte déjà comme le dauphin. Attention, je ne parle pas des dauphins du Grand Bleu qui me rendent dingue, non, mon lecteur du futur sans culture, je parle du dauphin qui est aussi le fils aîné d’un roi et qui attend son tour pour gouverner. Généralement, ce dauphin-là est incompétent et un con pédant. Les deux vont souvent ensemble quand t’as du pouvoir. Cervone est comme ça. Sera comme ça.
Cervone, c’est C.
J’enchaîne et je termine par le cyclope. Je l’appelle comme ça non pas parce qu’il s’en grille six à la fois (ah ah ah) mais parce que vous pourrez le regarder autant que vous voudrez, vous ne verrez jamais de lui qu’un œil. Hermann, le cyclope donc, se promène toujours de profil et ne regarde que dans une direction. Maria-Chjara.
Si vous voyez Maria-Chjara, ne cherchez pas trop loin, vous verrez le profil d’Hermann tourné dans sa direction. Si Maria-Chjara était le soleil, Hermann ne serait bronzé que d’un côté. Sinon Hermann est allemand, mais faut reconnaître qu’il baragouine pas trop mal le français et l’anglais. Ça doit être un kolossal surdoué chez lui, le genre programmé pour cartonner au lycée pendant les dix mois de l’année et inadapté à la société pendant les deux mois d’été.
Hermann, c’est H.
Vous avez tout suivi?
Je résume avec un schéma de géométrie amoureuse, façon liaisons dangereuses pour les nuls. Y a un cercle, enfin deux cercles, dont N (Nico) et M (Maria-Chjara) sont les centres. Les ados normaux, ceux dont je ne vous ai cité que le prénom, se répartissent dans les cercles. Les filles dans le cercle de N, les garçons dans le cercle de M.
A (Aurélia) et C (Cervone) aimeraient entrer dans le cercle. H (Hermann) aimerait tracer direct une droite vers M (Maria). Mais la grande question n’est pas là. La grande question est: les cercles vont-ils s’intersecter, s’unir, se superposer?
N ∩ M?
N ∪ M?
N = M?
Réponse bientôt, ne raccrochez surtout pas, on a abandonné la lambada pour le slow. Les guitares de Scorpion pleurent en jurant qu’elles still loving you. J’écoute, j’admire, les cassettes de Nico sont des modèles de manipulation. Il a programmé ce slow qui tue juste après Wake me up, le rock de Wham! monté sur ressorts. Les filles sont trempées, la sueur leur coule des reins aux fesses et les chemisiers collent aux tétons. Trop malin, mon frangin!
Je me recule doucement, presque dans le noir, je n’ai besoin que d’une lueur pour continuer d’écrire.
Les couples se forment.
Steph avec Magnus, Véro avec Ludo, Candy avec Fred, Patricia hésite entre Estefan et Filip, Katia attend que sa copine choisisse, c’est le grand supermarché de l’été. Servez-vous, c’est en solde, dépêchez-vous, tout s’arrête fin août.
Mes fesses reculent encore de quelques centimètres vers la nuit. Si un de ces types venait me proposer de danser, je l’enverrais chier. Et j’en pleurerais ensuite jusqu’au matin.
Pas de danger!
Le beau George Michael est de retour avec Careless Whisper.
Dans mon coin sombre, je m’amuse, je m’amuse, je m’amuse. Vous m’écoutez, mon confident? Je m’AMUSE! Autant qu’une petite souris dans son trou.