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Le premier cercle vient de s’écarter, mon Nico vient de lâcher Tess, une Suédoise, sans même jeter un regard à Aurélia qui lui tendait les bras. Maria-Chjara vient de lâcher le bel Estefan. Le roi et la reine du bal sont enfin prêts à se rencontrer.

C’est parti, la marquise de Merteuil s’avance vers Valmont.

Un pas, deux pas, trois pas sous les lampions.

Il n’y a plus de cercles, juste des couples d’ados éparpillés sous les pleurs du saxo.

Juste deux points qui se rejoignent.

Maria-Chjara porte une robe blanche qui change de couleur à chaque ampoule sous laquelle elle marche avec une lenteur calculée.

Bleu jaune rouge bleu jaune rouge bleu jaune rouge

Nicolas se tient sous le dernier spot rouge de la guirlande qui ondule entre les branches des oliviers.

Bleu jaune rouge bleu jaune

Elle n’est plus qu’à dix mètres de Nicolas, et soudain, Maria-Chjara s’arrête.

Jaune

Peut-être a-t-elle senti un regard.

Maria-Chjara s’écarte des lampions, sa robe n’est plus éclairée que d’une lueur de lune.

Blanche

Je m’attendais à tout sauf à ça, Maria-Chjara tourne le dos à mon frère et tend ses bras nus, ses seins humides, sa taille mouillée que deux mains de garçon suffiraient à entourer… à Hermann.

Le cyclope n’en croit pas ses yeux.

12

Le 14 août 2016

18 heures

Demain, lorsque tu seras à la bergerie d’Arcanu, chez Cassanu et Lisabetta, tiens-toi quelques minutes sous le chêne vert, avant qu’il fasse nuit, pour que je puisse te voir.

Ces quelques mots, rédigés d’une écriture qui ressemblait tant à celle de sa mère, tournaient en boucle dans la tête de Clotilde.

De plus en plus vite.

Demain… pour que je puisse te voir…

Elle luttait contre deux sentiments contradictoires, l’impatience et la peur, celle qui électrise et tétanise la veille d’un premier rendez-vous amoureux.

Demain… indiquait le message.

Dans moins de deux heures maintenant. Ils étaient invités ce soir à la bergerie d’Arcanu, pour dîner chez ses grands-parents. Qui l’attendrait, là-bas? Qui la verrait?

Clotilde hésitait devant le miroir des sanitaires. Laisser tomber ses longs cheveux sur ses épaules, ou bien les relever en un chignon strict. Elle n’osait pas formuler la troisième hypothèse, les coiffer en sorcière, les ébouriffer en hérisson, comme elle le faisait lorsqu’elle avait quinze ans. Tout se mélangeait sous son crâne. Elle tenta de se concentrer pour se souvenir de la bergerie de ses grands-parents, la poussière de la grande cour ensoleillée, le chêne vert géant qui avait dû encore étendre son ombre, la mer qui se cachait derrière chaque bâtiment de terre sèche construit à flanc de versant… mais les mots suivants de la lettre se superposaient aux bribes de souvenirs.

Je te reconnaîtrai, j’espère.

J’aimerais bien aussi que ta fille soit là.

Clotilde avait demandé à Valou de faire un effort, d’enfiler une jupe longue et un haut peu décolleté, de nouer ses cheveux, d’éviter le chewing-gum et les Ray-Ban. Elle avait accepté en rechignant, sans même chercher à discuter la raison pour laquelle elle devait laisser tomber sa tenue de touriste pour aller rendre visite à un arrière-grand-père de quatre-vingt-neuf ans et une arrière-grand-mère de quatre-vingt-six.

Les sanitaires étaient déserts, à l’exception d’Orsu qui passait la serpillière. Il se déplaçait lentement, attrapant l’immense seau de son bras valide à chaque nouvelle douche qu’il nettoyait. Clotilde avait remarqué qu’il lavait chaque bloc sanitaire toutes les trois heures, au même rythme que les autres tâches dont il avait la charge, l’arrosage, le ratissage, l’arrachage, l’éclairage… L’esclavage!

Clotilde lui adressa un sourire auquel il ne répondit pas. Elle colorait le coin de ses yeux d’eye-liner, pour leur donner une profondeur orientale, noire, une touche gothique peut-être, même si elle refusait de se l’avouer, quand deux adolescents entrèrent derrière elle.

Baskets crottées aux pieds, casque de VTT à la main, protections fluo aux genoux et aux coudes, ils se dirigèrent directement vers les toilettes et ressortirent quelques instants plus tard. Ils fixèrent avec dégoût leurs propres traces de boue sur le carrelage mouillé. Le plus grand des deux s’arrêta, comme s’il se tenait devant des sables mouvants infranchissables, puis se tourna vers Orsu.

— C’est crade!

L’autre avança prudemment pour ne pas glisser, contournant les traces de terre humides pour aller souiller un autre coin des sanitaires.

— T’es chiant, Hagrid. Pourquoi tu ne fais pas les chiottes tôt le matin, ou la nuit, quand personne n’a besoin d’y aller?

Le plus grand renchérit. Il avait treize ans maximum et un caleçon de marque qui dépassait de son short de cycliste moulant.

— C’est vrai, quoi, Hagrid, c’est comme ça que ça marche. A l’école, au bureau de mon père, dans la rue même. Ramasser les poubelles, nettoyer la merde, on fait ça quand les gens dorment ou sont partis.

Et le plus petit d’en rajouter, douze ans maxi et tee-shirt Waikiki XXL qui lui tombait sur les fesses.

— C’est ça le boulot, Hagrid. Le service aux usagers, le respect du client, le sens du tourisme. Tu comprends, Hagrid, les chiottes doivent être nickel et tu dois être invisible. La merde doit disparaître comme par magie. On ne devrait même pas savoir que tu existes.

Orsu ouvrait des yeux apeurés. Clotilde n’y lisait aucune haine, juste de la peur. La peur de ces deux petits cons, de ce qu’ils pourraient dire, rapporter. Peut-être même la peur de les voir déçus.

Clotilde hésita. Plus jeune, elle aurait foncé tête baissée.

Elle estima son temps de réaction à trois secondes avant de se tourner vers le plus grand. Trois secondes… Avant de dégainer, elle se fit la réflexion qu’elle n’avait pas tant vieilli.

— C’est comment, ton nom?

— Heu… Pourquoi, madame?

— C’est comment, ton nom?

— Cédric.

— Cédric comment?

— Cédric Fournier.

— Et toi?

— Maxime. Maxime Chantrelle.

— OK, je verrai ça plus tard.

— Vous verrez quoi, madame?

— Si je porte plainte…

Les deux garçons se regardèrent. Sans comprendre. Porter plainte contre ce type parce qu’il ne passait pas correctement la serpillière? Ça dérapait. Ils ne voulaient pas en arriver jusque-là…

— Porter plainte pour outrage à salarié dans l’exercice de ses fonctions, insulte à caractère discriminatoire (elle posa ostensiblement les yeux sur le bras raide d’Orsu), abus d’autorité envers un tiers.

— Vous rigolez, madame?

— Maître, pas madame. Maître Baron. Avocate du droit de la famille, cabinet IENA et associés, à Vernon.

Les deux se regardèrent à nouveau. Consternés.

— Filez!

Ils disparurent.

Orsu ne répondit pas à son sourire. Tant pis. Clotilde retourna vers son miroir, fière de la frousse collée aux petits cons, observant le géant barbu du coin de l’œil droit, celui déjà souligné de noir. Orsu demeura un moment sans bouger puis plongea la serpillière dans son seau, et immédiatement il en ressortit une autre, propre.

L’œil noir de Clotilde se bloqua, immobile, comme grippé; un violent vertige la saisit, elle s’accrocha des deux mains au bloc sanitaire, laissant tomber l’eye-liner dans le lavabo.