Des gouttes noires coulaient sur l’émail immaculé.
Clotilde essayait de reprendre sa respiration, de se calmer, de rembobiner la scène qu’elle venait d’observer et de repasser au ralenti ce geste anodin d’Orsu. Jeter une serpillière sale dans le seau et en retirer une seconde, propre.
Impossible, impossible, impossible.
Le trait noir d’eye-liner glissait lentement jusqu’au trou au fond de la vasque, tel un serpent rejoignant son repaire.
Un geste anodin.
Orsu d’ailleurs lui tournait déjà le dos et effaçait à l’aide du balai-brosse, tenu à une main, les traces de pas des deux jeunes crétins.
Un geste irréel… venu de l’au-delà.
Elle devenait folle.
— Tu es superbe, Valentine…
Cervone Spinello se tenait à l’accueil du camping des Euproctes, portable à la main, saluant les entrants et les sortants comme un pion décontracté surveillant la sortie du lycée. Sa femme, Anika, derrière le guichet, dans un anglais parfait, renseignait des touristes scandinaves qui avaient posé devant le comptoir leur sac à dos deux fois plus lourd et épais qu’elles. Anika était grande, souriante, élégante; aussi raffinée et attentionnée qu’affairée. Anika était à la fois le cœur et le poumon du camping des Euproctes, son supplément d’âme, sa sainte protectrice. Cervone n’en était que le curé.
Valentine s’arrêta et se retourna vers le directeur du camping.
— Merci.
Elle désigna du doigt ses cheveux retenus par un sage foulard, sa jupe longue qui lui tombait sur les chevilles, puis murmura sur le ton de la confidence:
— Je suis en service commandé. Dans deux heures, on va dîner chez les aïeux.
— Cassanu et Lisabetta? A la bergerie d’Arcanu?
Valentine confirma d’un sourire frondeur, passa sa main dans ses cheveux pour coincer une mèche rebelle sous le tissu saumon et fixa l’affiche qui présentait les plans de la marina Roc e Mare.
— D’ailleurs, d’après maman, mieux vaut éviter de parler de votre palace devant Papé.
Derrière eux, Anika s’était levée pour faire visiter des emplacements libres aux Suédoises pliées en deux sous le poids de leurs bagages. Cervone rangea son portable dans sa poche et prit Valou par l’épaule, la fit pivoter d’un quart afin qu’elle se retrouve face à une grande carte de la Corse. Le doigt du directeur du camping traversa la Méditerranée pour s’arrêter au milieu du grand bleu.
— Tu sais quel est le troisième aéroport d’Espagne, après Madrid et Barcelone?
Valou secoua négativement la tête, sans saisir où Cervone voulait en venir.
— Palma! Palma de Majorque. La capitale des Baléares. Les Baléares, Valentine, cinq mille kilomètres carrés, un million d’habitants et dix millions de touristes. Deux fois plus petites que la Corse et quatre fois plus de visiteurs… Et pourtant, je peux te le dire, les Baléares n’ont pas le quart des atouts de notre île, deux plages et trois grottes, une montagne qui ne dépasse pas mille cinq cents mètres. (Son doigt continua de courir sur l’azur de la carte.) Alors Valentine, peux-tu me dire pourquoi une île en Méditerranée attire, crée des emplois et des richesses, et une autre rien de rien?
— Je… je ne sais pas.
— Tu sauras ce soir. T’auras rien à demander. Tu auras juste à écouter ton grand-père.
— Mon arrière-grand-père.
— Oui… c’est vrai. Tu sais que Cassanu était l’un des meilleurs amis de mon père?
Il se tourna vers l’entrée du camping, tendit le bras, leva la main, pointa l’index vers l’horizon.
— Regarde. Droit devant.
Valentine scruta la presqu’île de la Revellata qui se détachait de la mer comme un autre immense doigt, vierge de tout bijou.
— Que vois-tu, Valentine?
Elle hésita.
— Rien.
Cervone exulta.
— Tout à fait, rien! La Corse est un paradis, une des plus belles îles du monde, un don du ciel, et qu’en ont-ils fait? Rien! Observe cette presqu’île sublime. Qu’en ont-ils fait? Rien. A part la confisquer comme des vieux qui planquent leur trésor sous leur matelas. Ils nous ont fait perdre cinquante ans. Tu sais quelle est la plus grande entreprise de la Corse?
Valentine secoua négativement la tête et bafouilla.
— Heu… Non.
Le patron du camping, excité, lui attrapa le bras.
— Un supermarché! Tous les jeunes foutent le camp et il reste pourtant encore plus de 10 % de chômeurs sur l’île. A cause de ces soi-disant défenseurs de la Corse. Ces exilés se retrouvent à bosser à Marseille ou en région parisienne. Des réfugiés économiques qui dépriment toute l’année en attendant de revenir passer un mois d’été en famille dans leur île et pleurent toutes les larmes de la Méditerranée quand ils repartent. C’est comme ça qu’ils aident la Corse? C’est comme ça qu’ils aiment les Corses?
Il leva une dernière fois les yeux vers la presqu’île, avant de les poser sur l’affiche punaisée dans le hall du camping.
— La marina Roc e Mare, précisa-t-il. Un vieux projet avorté qu’on a ressorti des cartons. J’ai mis des années à pouvoir acheter ce terrain. Trente emplois permanents une fois le chantier terminé. Le triple l’été…
Cervone passa une main sur la joue de Valentine.
— Ce n’est pas une promesse en l’air, il y en aura un pour toi. Tu l’as bien mérité, tu es une exilée toi aussi. Et pas n’importe laquelle. Tu es l’héritière. (Il s’approcha de son oreille, et chuchota presque:) Et je te promets, cette fois, ton aïeul ne dira rien.
Valentine tenta de s’éloigner, il la retint d’une discrète pression sur l’épaule.
— Tout le monde craint Cassanu ici. Encore aujourd’hui. C’est lui le patron.
Il lâcha enfin l’adolescente, souffla dans ses mains et agita les doigts, comme s’il dispersait une poudre magique, avant de continuer.
— Tout le monde ici craint Cassanu Idrissi. Tout le monde sauf moi. Je vais te faire une confidence, Valentine: ton Papé, je l’ai ensorcelé. Il exauce la moindre de mes volontés.
La traînée visqueuse d’eye-liner avait presque disparu dans le trou du lavabo, ne laissant derrière elle que la trace de bave grise d’un long mollusque rampant. Clotilde peinait à reprendre ses esprits. En se tenant un peu sur le côté, elle pouvait, tout en fixant le miroir, observer le reflet d’Orsu dans son dos. Après avoir nettoyé les toilettes les plus éloignées d’elle, il renouvela son rituel.
Laisser tomber la serpillière sale dans le seau d’eau mousseuse et en sortir celle qui trempait depuis quelques minutes. L’essorer de sa seule main valide en la coinçant entre ses genoux. L’accrocher au bout du balai-brosse.
Clotilde ferma les yeux.
L’image n’avait pas disparu. Elle était là, familière. Un seau, un balai-brosse, un sol mouillé.
Sauf que ce n’était pas celle des sanitaires du camping, mais celle de la cuisine de la maison de Tourny, en Normandie, celle où Clotilde avait passé les quinze premières années de sa vie.
Sauf que ce n’était pas Orsu qui se penchait sur son balai, mais sa maman.
Palma leur avait enseigné sa technique comme un vieux secret de famille. A son fils Nicolas, à son mari pourtant peu concerné par les tâches ménagères, à sa fille, Clotilde. Elle.
Faire le ménage avec deux serpillières! En laisser toujours une à tremper pendant qu’on salit l’autre. Puis inverser, pour éviter de perdre du temps à la tordre jusqu’à ce que le jus noir devienne gris clair. Cette vieille technique héritée dont ne sait où qui était devenue une habitude familiale, une façon de faire naturelle, presque un rituel.