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Comme je vous disais, la cata. Patatras.

Palma Mama n’a même pas dit non, elle a juste répondu: «Si tu veux.»

Pire que tout, comme réponse! Depuis, elle tire une tête, vous verriez. Elle joue sa rose embocalée, comme celle du Petit Prince. Droite, fière et vexée. Toutes épines dehors.

Ma mère est une fleur terriblement orgueilleuse.

Du coup, de là où je vous parle, au huitième jour des vacances, nous nageons en grand suspense. Grossièrement, je vois deux options.

La première, probable, Palma Mama parvient à faire suffisamment culpabiliser papa pour qu’il renonce à son concert. Même si jamais je ne le lui dirais, même sous la torture, je soutiens maman sur ce coup-là! Solidarité féminine oblige.

La seconde, papa ne cède pas et on entre en guerre froide, au moins jusqu’au ferry, et peut-être même au-delà.

Deux options, et tout en vous écrivant, j’en entrevois une troisième, pire encore que les deux autres. Qu’ils nous entraînent dans leurs histoires, Nicolas et moi. Que papa se vexe vraiment à son tour, qu’il nous fasse le coup de la sortie en famille, de nos origines insulaires à enraciner, de notre ouverture à la culture corse en pestant contre le crin-crin habituel qui passe sur la FM, et tu chantes chantes chantes, ce refrain qui te plaît, en haussant encore le son de la guitare et des voix d’A Filetta…

Ça peut vous sembler futile comme histoire, presque comique cette obsession.

Mais ne riez pas, mon lecteur du futur.

On est têtus chez les Idrissi.

C’est le destin de notre famille qui va se jouer le soir du 23 août… pour une connerie!

* * *

Pour une connerie, répéta-t-il.

Quatre morts.

Trois hommes et une femme.

Pour une connerie.

14

Le 14 août 2016, 19 heures

Franck conduisait lentement. Non pas par peur de se perdre, il n’y avait qu’une route s’aventurant dans la montagne vers la bergerie d’Arcanu, mais parce qu’à chaque lacet supplémentaire le précipice qui mordait le bitume devenait plus profond.

Clotilde, assise sur le fauteuil passager, tête contre vitre, ne voyait ni goudron ni rambarde, juste le vide, la portière de la voiture semblait une fenêtre sur le néant, une cabine flottant dans le ciel, reliée d’un sommet à l’autre par un câble invisible. Un câble pouvant rompre à tout instant.

La bergerie d’Arcanu se situait un peu plus haut encore. On pouvait l’atteindre directement par un sentier, en moins de cinq cents mètres, mais la route serpentait sur près de trois kilomètres.

— Tout droit, glissa Clotilde à Franck. Tu ne pourras pas la rater, la bergerie est la seule maison.

Franck s’engagea sur l’étroite voie bitumée face à lui, dépassant l’unique panneau de direction, Casa di Stella. 800 mètres. L’écriteau de bois était planté au milieu d’un petit parking de terre d’où partaient quelques sentiers de randonnée. Valentine avait baissé sa vitre à l’arrière; le parfum de pin emplissait la voiture, mêlé aux odeurs changeantes du maquis. Thym, romarin, menthe sauvage…

Les images s’invitaient dans le cerveau de Clotilde sans même qu’elle les convoque, chaque nouveau virage dévoilant un nouveau paysage, si familières pourtant, un immense pin laricio dominant de presque deux mètres tous les autres arbres, les ruines d’un ancien moulin à châtaignes surplombant le lit d’une rivière de cailloux, un âne solitaire broutant l’herbe d’une prairie sans barrière. Rien n’avait changé depuis trente ans, comme si les hommes avaient patiemment entretenu les lieux à l’identique. Ou qu’à l’inverse ils avaient définitivement abandonné le coin.

A l’exception des Idrissi.

Trois tournants plus haut, ils croisèrent un premier être humain. Une vieille femme marchait au bord de la route, côté montagne, voûtée, vêtue de noir, semblant porter le deuil de tout un village qui aurait basculé dans le gouffre en la laissant survivre seule. Franck ralentit, se serra plus encore vers le gouffre. Pas assez sans doute. La femme leur jeta d’abord un regard sombre, comme stupéfaite qu’une voiture inconnue puisse s’aventurer ici. Quand ils l’eurent dépassée, Clotilde aperçut dans le rétroviseur la vieille pointer ses doigts vers eux tout en marmonnant des insultes entre ses dents. A moins qu’il ne s’agisse d’incantations maléfiques. A cet instant, Clotilde eut la certitude que la sorcière ne les avait pas pris pour des touristes égarés s’aventurant sur son territoire; elle les connaissait, elle les avait reconnus, et ses gestes et mots de malédiction s’adressaient bien à eux.

A elle.

La sorcière disparut de sa vision dès le virage suivant.

Quelques centaines de mètres plus loin, après un léger replat, une allée de graviers sur la gauche pénétrait presque par surprise dans la vaste cour de la bergerie. De nouvelles images se décollèrent du vieil album de souvenirs de Clotilde pour venir flotter devant ses yeux. La ferme d’Arcanu, que tout le monde désignait par le simple mot de bergerie, se résumait à trois bâtiments de pierres grises et sèches formant un U ouvert sur les pentes de la Balagne: une longère où habitaient les Idrissi, une grange et un vaste hangar où dormaient les bêtes. Toutes les fenêtres percées au nord offraient aux hommes, chèvres et moutons une vue panoramique sur la Revellata et la Méditerranée. Au centre de la ferme, la vaste cour de terre n’était colorée que de quelques haies d’églantiers et de parterres d’orchidées sauvages, les fleurs préférées de Mamy, donnant l’impression que rien d’autre ne pouvait pousser dans l’ombre du chêne vert tricentenaire planté au cœur de la propriété.

Clotilde tourna la tête vers la grange. Le banc était toujours là. Ce tronc fendu où elle écoutait de la musique, ce soir du 23 août 1989, la Mano Negra hurlant dans ses oreilles, le cahier ouvert sur ses genoux, avant que Nicolas ne l’appelle.

Clo, tout le monde t’attend. Papa va pas…

Etrangement, parmi toutes ces bulles qui remontaient du passé, ce fut celle de son cahier oublié sur ce banc qui mit le plus de temps à exploser. Qui l’avait ramassé? Qui l’avait ouvert? Elle ne se rappelait quasiment pas les mots, les phrases, rien de ce qu’elle avait écrit à l’époque; elle se souvenait seulement de son intention, souvent méchante, cynique, cruelle. Avant de rencontrer Natale du moins. Si quelqu’un avait trouvé ce cahier, il avait dû la prendre pour la pire des garces! Elle aurait adoré le relire aujourd’hui. Sa pire crainte, lors de l’été 89, était que son père ou sa mère ne le découvre. Ne le lise. Elle avait au moins échappé à cette honte-là… N’importe qui avait pu violer son intimité en se plongeant dans les lignes de ce carnet intime, après l’accident, après son retour sur le continent. N’importe qui sauf ses parents!

Cassanu et Lisabetta attendaient sur le pas de la porte. Même si Clotilde ne les avait pas revus depuis vingt-sept ans, ils ne lui semblèrent pas beaucoup plus vieux que dans ses souvenirs. Elle avait toujours entretenu avec eux une correspondance, régulière. Quelques cartes postales, un faire-part de naissance, quelques photos toujours accompagnées de quelques mots. Rien de plus. Ses grands-parents paternels avaient renoncé depuis longtemps à mettre le pied sur le continent, et Clotilde avait eu besoin de temps avant d’oser retourner sur les lieux de l’accident.

Ce fut Lisabetta qui les embrassa, les enlaça, les serra dans ses bras. Pas Cassanu, qui se contenta d’une poignée de main à Franck, d’abord; d’une accolade à Clotilde et Valou, ensuite.