Ce fut Lisabetta qui les pria d’entrer, de faire comme chez eux, moulina un flot de paroles ininterrompu, pas Cassanu, que la conversation semblait déjà fatiguer.
Ce fut Lisabetta qui leur fit visiter la longère, une succession de pièces aux mêmes murs de pierres sèches, reliées entre elles par d’immenses poutres apparentes, pas Cassanu, qui se contenta de les attendre assis devant la table dressée sous la pergola de la cour.
D’autres clichés jaunis planaient dans les brumes de la mémoire de Clotilde. Ces placards sous l’escalier de bois où elle avait joué à cache-cache tous les étés avec Nicolas, cette immense cheminée qu’elle n’avait jamais vue allumée mais où elle imaginait qu’on pouvait faire cuire un requin entier, cette vue sur la mer de chaque fenêtre de chaque étage, et maman qui lui criait de ne pas se pencher, le grenier haut comme une cathédrale où ils se réfugiaient avec d’autres cousins ou gamins du coin pour le meubler de couvertures, de matelas et de draps punaisés aux poutres. Tantôt palais des fantômes, tantôt boudoir à câlins.
Les vraies photos, celles dans les cadres sur les murs, n’étaient pas accrochées il y a vingt-sept ans. Clotilde reconnut Cassanu, Lisabetta, papa, parfois en gros plan, parfois en tout petit avec la montagne ou la mer en arrière-plan. Elle se reconnut aussi, avec Nicolas, elle en tenue de baptême et son frère en communiant; sur une autre, ils escaladaient tous les deux un pont génois au-dessus d’un torrent. Elle n’avait aucun souvenir du lieu ou de l’année où cette photographie avait été prise, elle s’en fichait, elle laissait simplement l’émotion la submerger.
Il n’y avait pas de photo de maman.
Aucune, elle chercha.
Sur plusieurs clichés par contre, le plus souvent derrière Cassanu et Lisabetta, Clotilde reconnut la sorcière aux doigts crochus, celle qu’ils avaient dépassée au bord de la route en montant à la bergerie. Un peu plus bas, punaisées sur le cadre, elle repéra des photos qu’elle avait envoyées il y a des années, elle et Franck sur le pont Rialto à Venise, Valentine sur un tricycle, tous les trois, bonnet sur la tête, posant en hiver devant le Mont-Saint-Michel. Clotilde se laissait hypnotiser par les images, passant de l’une à l’autre, invitant dans sa tête les générations à se croiser.
Ce fut Lisabetta qui les pressa d’aller s’asseoir, qu’il était déjà tard. Papé semblait assoupi sur sa chaise quand ils ressortirent dans la cour. Lorsqu’ils furent tous assis sous la pergola, ce fut pourtant Cassanu qui parla et Lisabetta s’effaça, entre cuisine et terrasse, entre pain à couper et vin corse à déboucher, entre charcuterie à apporter et eau fraîche à verser.
Le repas parut interminable. Après avoir évoqué trop vite les souvenirs communs, les sujets de conversation s’étiraient comme une ressource rare qu’on veut économiser pour la faire durer, et Clotilde ne pouvait s’empêcher de fixer le soleil qui descendait vers la mer, telle une immense pendule accrochée au bout de leur table.
Tiens-toi quelques minutes sous le chêne vert, avant qu’il fasse nuit, pour que je puisse te voir.
Avant qu’il fasse nuit…
Le ciel rougissait, moins que Clotilde lorsqu’elle se leva. Lisabetta venait de desservir le dessert.
— Excusez-moi. Excusez-moi un instant, bafouilla-t-elle.
Elle prit la main de Valou.
— Viens, ne pose pas de questions. Viens. Juste quelques minutes.
Franck et Cassanu étaient demeurés seuls à table.
Lisabetta avait débarrassé les couverts et les plats avec une célérité inaccoutumée, laissant les hommes devant deux verres et une bouteille d’eau-de-vie de cédrat, avant de disparaître mystérieusement. Cassanu esquissa un sourire en regardant sa montre.
— Lisabetta va nous rejoindre dans vingt minutes, expliqua le vieil homme. Ma femme est une hôtesse parfaite, vous avez pu le constater. Mais elle est prête à renier toutes les traditions de l’hospitalité corse, sur trois générations, pour ne pas rater Plus belle la vie…
La scène parut improbable à Franck. Perdu à cinq cents mètres d’altitude, à trois kilomètres de toute autre habitation, au cœur de la Corse…
Plus étrange la vie.
Cassanu était un type intelligent, à l’esprit étonnamment vif, qui semblait encore alerte physiquement. Un type comme il les aimait. Comme il aimerait rester, malgré les années qui passent. Droit, déterminé, raide au besoin; des mains solides pour construire une famille, un visage carré pour y ranger en ordre ses convictions, un crâne bien dur pour ne pas en changer.
Franck trempa ses lèvres dans l’alcool de cédrat et observa Clotilde, à une cinquantaine de mètres d’eux, debout avec Valou sous le chêne vert.
— Je ne sais pas ce qu’elle fabrique, confessa-t-il à Cassanu.
Sa gêne sonnait comme une excuse. Cela sembla amuser Cassanu.
— Elle retrouve son enfance. Plus loin que ça encore, ses racines. Clotilde a beaucoup changé depuis la dernière fois que je l’ai vue.
Franck avait en mémoire les clichés surréalistes de sa femme adolescente. Les cheveux en hérisson. Toute la panoplie de croque-mort. A l’époque, la rebelle gothique avait sans doute eu du mal à se fondre dans le décor local.
— Je suppose.
Cassanu leva son verre. Entre hommes. Un peu comme s’il s’agissait d’un rite initiatique pour être accepté chez les Idrissi.
— Que faites-vous dans la vie, Franck?
— Je travaille à Evreux. Une petite ville à une heure de Paris. Je coordonne le service espaces verts.
— Vous avez commencé jardinier?
— Oui… Et j’ai grimpé, petit à petit. Je me suis accroché, comme une espèce de glycine, de lierre ou de gui… C’est à peu près ce que les collègues doivent penser de moi.
Cassanu fixa encore Clotilde et Valou, sembla méditer, peut-être pensait-il à son fils qui lui aussi avait suivi des études d’agronomie avant de finir représentant en gazon. Le vieux Corse continua.
— Vous savez pourquoi, il y a près de cinquante ans, j’ai baptisé ce camping, le premier de tout le nord-ouest de l’île, les Euproctes?
— Aucune idée.
— Ça devrait vous intéresser. L’euprocte, c’est une petite salamandre, une espèce endémique de l’île, qui vit près de l’eau, sous les rochers, qui aime le calme pour dormir le jour. C’est aujourd’hui une espèce protégée. Sa présence, c’est un marqueur de la qualité de l’eau, mais pas seulement, c’est aussi un indice de la tranquillité d’un endroit, l’absence de bruit, de mouvement, d’intrus, d’une sorte d’équilibre, si vous voulez, depuis la nuit des temps. On trouvait des centaines d’euproctes, entre Arcanu et le camping, jusqu’à la baie de la Revellata.
— Et maintenant?
— Et maintenant ils foutent le camp… comme tout le monde.
Franck hésita, vida la moitié de son verre, puis décida de tester un peu le vieux bonhomme.
— Pas vraiment comme tout le monde. J’ai plutôt l’impression que ça se construit dans le coin. Le camping, la marina Roc e Mare.
Cassanu se contenta de sourire. Rien ne trembla, ni ses mains, ni sa voix.
— En soixante-dix ans, Franck, le prix du foncier dans ce coin de cailloux posé sur la mer a augmenté de 800 %. Depuis l’annonce de la construction de la marina, il a encore doublé. Près de 5 000 euros le mètre carré. Alors oui, Franck, tout le monde fout le camp. Et ça continuera tant que les Corses n’obtiendront pas un statut de résident. Pour un type qui va acheter une fortune un appartement de cette marina et venir y habiter deux mois dans l’année, ce sont trente jeunes du coin qui ne trouveront pas de logement. Trop cher! Même si on leur propose de faire la plonge dix week-ends par an dans le palace.