Et puis la porte du ferry tombe dans un bruit de tôle fracassée. Un pont-levis qui cède.
Une armée de morts-vivants s’échappe vers le paradis.
A moi la liberté!
L’air, enfin
La tradition chez les Idrissi, c’est un petit déjeuner en terrasse sous les palmiers, place Saint-Nicolas devant le port de Bastia.
Papa nous offre la totale, les croissants, les jus de fruits pressés, la confiture de châtaigne. On a soudain l’impression d’être une famille. Même moi avec mon allure de hérisson gothique. Même Nico, qui a fait tourner un globe terrestre avant de partir et pointé son doigt au hasard pour savoir quelle langue parlerait la fille du camping avec qui il sortirait.
Oui, une famille, pendant vingt et un jours, trois semaines au paradis.
Maman, papa et Nicolas.
Et moi.
Il sera surtout question de moi dans ce journal, je préfère vous prévenir tout de suite!
Vous m’excusez? Je file enfiler mon maillot.
Je vous retrouve très vite, mon lecteur des étoiles.
Il ferma doucement le journal.
Perplexe.
Cela faisait des années qu’il ne l’avait pas ouvert.
Inquiet.
Ainsi, elle était revenue…
Vingt-sept ans plus tard.
Pourquoi?
C’était d’une telle évidence. Elle était revenue remuer le passé. Gratter. Creuser. Chercher ce qu’elle avait laissé ici. Dans une autre vie.
Il s’y était préparé. Depuis des années.
Sans jamais parvenir à répondre à cette question.
Jusqu’où voudrait-elle descendre? Jusqu’à quel niveau voudrait-elle vider les égouts? Jusqu’à quelle profondeur voudrait-elle s’engager dans les galeries pourries des secrets de la famille Idrissi?
4
Le 12 août 2016, 22 heures
— Mon père n’a pas tourné.
Clotilde avait reposé son livre et se tenait assise sur la chaise, ses pieds nus et ses ongles rouges fouillant le sable mêlé de terre et d’herbe. La baladeuse accrochée à la branche d’olivier au-dessus du salon de jardin de plastique vert faisait tituber la nuit. Ils disposaient d’un emplacement de quinze mètres sur dix, plutôt en retrait des autres, plutôt ombragé, pour compenser l’absence de sanitaires proches et la taille ridicule du bungalow loué pourtant pour trois adultes. Ici on vit dehors, mademoiselle Idrissi, avait assuré avec obséquiosité le patron du camping des Euproctes lorsqu’elle avait réservé cet hiver. Visiblement, Cervone Spinello n’avait pas changé.
— Quoi? répondit Franck.
Il était en équilibre instable et ne se donna pas la peine de se retourner. Il avait étalé un journal sur le siège arrière afin de poser ses pieds nus dessus; sa main gauche s’accrochait à l’une des barres de la Passat alors que la droite dévissait à grand-peine un boulon du coffre de toit.
— Mon père, continua Clotilde. Dans le virage de la Petra Coda, il n’a pas tourné. C’est le souvenir précis que j’en ai. Une longue ligne droite, un tournant serré, et mon père qui fonce droit dans les barrières de bois.
Seul le cou de Franck pivota. Sa main, elle, continuait de desserrer le boulon avec la clé, en aveugle.
— Qu’est-ce que tu veux dire, Clo? Qu’est-ce que tu sous-entends?
Clotilde mit du temps à répondre. Elle observait Franck. La première chose que faisait son mari, le soir du premier jour des vacances, était de démonter le coffre de toit et les barres sur la voiture. Il était capable de justifier son empressement en fournissant toute une liste d’arguments parfaitement rationnels, la consommation d’essence supplémentaire, la prise au vent, les pattes des barres qui marquent la carrosserie… Clotilde y voyait surtout un encombrement supplémentaire à caser dans leur carré de vacances. Et au fond même pas. Elle s’en fichait, de ce coffre de toit qu’il fallait poser, ranger, bâcher. Elle trouvait juste ça con! S’emmerder à ça, retirer une à une les petites vis et les mettre dans des petits sachets avec des petits numéros correspondant aux petits trous.
Dans ces moments-là, Valou n’était pas du genre à jouer les pacificatrices, leur ado était déjà partie explorer le camping, évaluer la moyenne d’âge des vacanciers et recenser leurs nationalités.
— Rien, Franck. Je ne veux rien dire. Je ne sais pas.
Clotilde avait répondu d’une voix un peu lasse. Franck avait changé de trou et grognait contre le crétin qui avait trop serré les boulons.
Lui, hier.
L’humour selon Franck.
Clotilde se pencha en avant, fit défiler entre ses doigts les pages de son livre, Temps glaciaires, le dernier Vargas. Elle pensa stupidement que Temps glacières aurait été un titre plus approprié pour un best-seller de l’été.
L’humour selon Clotilde.
— Je ne sais pas, continua-t-elle. C’est juste une sensation étrange. En regardant la route, tout à l’heure, j’ai eu l’impression que même en roulant trop vite, même de nuit, mon père aurait eu le temps d’appuyer sur le frein, de braquer. Et cette impression, bizarrement, correspond au souvenir que je traîne dans ma tête depuis l’accident.
— Tu avais quinze ans, Clo.
Clotilde reposa le livre. Sans répondre.
Je sais, Franck.
Je sais que ce ne sont que des impressions fugitives; que tout s’est joué en deux ou trois secondes… Mais écoute ça, Franck, si tu m’entends, tout au fond de ton cerveau. Si tu sais encore lire dans le creux de mes yeux.
C’est une certitude. Une certitude!
Papa n’a pas tourné. Il a foncé tout droit vers le précipice. Avec nous tous à l’intérieur!
Clotilde fixa un instant la lampe qui se balançait doucement au-dessus de sa tête, l’essaim de papillons de nuit qui grillaient leur vie éclair contre l’ampoule.
— Il y a autre chose, Franck. Lors de l’accident, papa a pris la main de maman.
— Avant le virage?
— Oui, juste avant. Juste avant le choc contre la barrière, comme s’il avait compris qu’on allait s’envoler au-dessus du vide, qu’il ne pouvait pas l’empêcher.
Un léger soupir. Un troisième boulon céda.
— Tu veux dire quoi, Clo? Que ton père se serait suicidé? Avec vous tous dans la voiture?
Clotilde répondit rapidement. Trop peut-être.
— Non, Franck. Bien sûr que non! Il était en colère parce qu’on était en retard. Il nous emmenait voir un concert de polyphonies corses. C’était l’anniversaire de rencontre de mes parents, aussi. On sortait d’un apéritif avec toute la famille, ses parents, les cousins, les voisins. Non, ce n’était pas un suicide, bien sûr que non…
Franck haussa les épaules.
— C’est réglé, alors! C’était un accident.
Il changea la clé de 12 de main.
La voix de Clotilde glissa comme un murmure. Comme pour ne pas réveiller les voisins. On percevait dans l’emplacement d’à côté le son lointain d’une série télévisée en italien.
— Il y a eu le regard de Nicolas, aussi.
Franck stoppa son mouvement. Clotilde précisa:
— Nicolas n’a pas eu l’air surpris.
— Comment ça?
— Juste avant qu’on passe à travers la barrière, la seconde avant, quand on savait déjà que c’était fini, que plus rien ne pourrait arrêter la Fuego, j’ai lu dans les yeux de mon frère une expression bizarre, comme s’il savait quelque chose que j’ignorais, comme s’il n’était pas si étonné. Comme s’il avait compris pourquoi on allait tous mourir.