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— Tu n’es pas morte, Clo.

— Si, un peu…

Elle fit tanguer son siège de plastique, le basculant un peu en arrière. A ce moment, elle aurait voulu que Franck descende et la prenne dans ses bras. Qu’il la serre contre lui, qu’il lui dise n’importe quoi. Qu’il se taise, même, mais qu’il la rassure.

Il fit sauter le quatrième boulon, puis attrapa le coffre de toit gris et vide sur son dos.

Façon Obélix, pensa Clotilde.

L’image la fit sourire. Dédramatiser, toujours.

Oui, à porter son menhir en plastique sur son dos, torse nu avec son pantalon de toile bleu, Franck ressemblait étonnamment à Obélix.

Sans le bide.

A quarante-quatre ans, Franck était encore un bel homme, un torse large, des muscles longs. Il y a près de vingt ans, elle avait craqué pour son sourire franc, son assurance rassurante, mais aussi pour sa carrure de crawleur compulsif; ça avait aidé Clotilde à tenir, à l’aimer, à se convaincre que c’était le bon. Enfin, qu’il y avait pire, bien pire.

Bizarrement, maintenant qu’année après année, demi-kilo après demi-kilo, centimètre de tour de taille après centimètre, il avait pris ce ventre que même les plus beaux garçons finissent par prendre, elle s’en foutait. Ça ne rentrait plus vraiment en ligne de compte, le corps de son mec, alors que Franck s’en faisait une montagne, une colline au moins, une jolie colline arrondie autour de son nombril.

Obélix posa son menhir avec délicatesse.

— Faut pas que tu pourrisses tes vacances avec cette vieille histoire, Clo.

Traduction.

Faut pas que tu nous pourrisses les vacances avec ta vieille histoire, chérie.

Clotilde esquissa un sourire. Après tout, c’est Franck qui avait raison. Ils se l’étaient tous coltiné, en famille, son pèlerinage.

Une corvée.

Ouste, pliée.

Zou, oubliée!

Elle s’autorisa juste un dernier débriefing. Franck avait au moins cette qualité: avec lui, on pouvait parler sans fin de l’éducation des enfants. Donc de Valentine.

— Tu penses que je n’aurais pas dû en parler à Valou? Lui montrer le lieu de l’accident?

— Si. Bien sûr que si. Ce sont ses grands-parents. C’est important qu’elle…

Il se rapprocha de Clotilde tout en essuyant ses mains à une serviette qu’il avait décrochée d’un fil.

— Tu sais, Clo, je suis fier de toi. Que tu aies eu ce courage. Après ce que tu as vécu. Je sais d’où tu viens. Je ne l’oublie pas. Mais maintenant…

Il s’essuya les épaules, les aisselles, la poitrine, jeta la serviette en se penchant vers Clotilde.

Trop tard, pensa Clotilde. Trop tard, mon chéri.

Juste quelques secondes trop tard pour que la compassion de son mari ne sente pas à plein nez le mâle excité par les premières chaleurs. Le mâle civilisé qui prend tout de même le temps de remiser son coffre de toit et protéger la carrosserie de sa caisse avant d’aller trousser sa femelle.

— Maintenant quoi, Franck?

Franck posa une main sur la taille de Clotilde. Ni lui ni elle n’étaient très habillés. La main remonta un peu sous son chemisier.

— Maintenant… on va se coucher?

Clotilde se leva et recula d’un pas. Doucement. Sans le froisser. Sans lui laisser d’espoir non plus.

— Non, Franck. Pas tout de suite.

Elle avança, attrapa à son tour sa serviette au fil, ramassa sa trousse de toilette.

— J’ai besoin de prendre une douche.

Juste avant d’atteindre l’allée de terre, Clotilde se retourna une dernière fois vers son mari.

— Franck… Je ne crois pas qu’on ait survécu à l’accident.

Il la regarda bêtement, comme un lion qui vient de laisser la gazelle quitter le point d’eau sans même la pourchasser.

Sans comprendre ce que venait faire cette phrase dans la conversation.

Le camping était à peine éclairé. Après l’unique réverbère de l’allée B, celle où s’alignaient cinq chalets prestige finlandais posés là six mois plus tôt, Clotilde passa devant le dernier emplacement réservé aux tentes, squatté par un groupe de motards, allongés en cercle, bière à la main, Lumogaz en totem, motos parquées sous les arbres façon troupeau de pur-sang.

Comme un absolu de liberté.

Un parfum corsé de mélancolie.

Clotilde longea la parcelle; une dizaine de têtes pivotèrent pour saluer le passage de la belle, dans un geste synchronisé d’ola fatiguée pratiquée à l’horizontale. La jupe de Clotilde lui arrivait à mi-cuisse et trois boutons ouverts de son chemisier dévoilaient les premières courbes de sa poitrine.

A quarante-deux ans, Clotilde se savait séduisante.

Petite, certes. Fluette. Mais avec des formes pile là où il faut, pile là où les hommes aiment les trouver. Depuis l’année de ses quinze ans, Clotilde avait pris à peine quatre kilos. Un dans chaque sein, un dans chaque fesse! Plus jolie aujourd’hui qu’hier. Dans sa tête au moins; dans les regards, souvent. Elle n’avait pas eu besoin de club de gym ou de piscine pour entretenir sa silhouette, elle était juste le résultat d’un parfait entraînement quotidien… Une maman saine dans un corps sain! Poussage de Caddie chargé à bloc, sprint jusqu’à la sortie de l’école, flexion-extension devant le lave-vaisselle, le lave-linge, le sèche-linge…

A fond la forme!

Joindre l’utile à l’agréable à l’œil, hein, Franck.

Quelques minutes plus tard, Clotilde sortit de la douche, enroulée dans sa serviette de bain. Elle était seule dans les sanitaires à l’exception d’une ado très brune occupée à s’épiler les jambes avec un rasoir électrique qui émettait un bruit de grille-moustiques. De l’autre côté de la cloison de faïence, des rires bruyants de garçons accompagnaient un interminable rythme de techno.

Clotilde prit le temps de se regarder dans l’immense miroir qui courait sur tout le mur. De lisser ses longs cheveux noirs qui descendaient jusque sous sa poitrine. Ce camping la ramenait vingt-sept ans en arrière, à son même corps, à son même visage, devant le même miroir, lorsqu’elle avait quinze ans.

A ce corps de gamine qu’elle traînait à l’époque comme un boulet; à cette fantaisie qui était alors son seul atout face aux garçons, sa seule arme. Dérisoire… un pistolet à eau!

5

Mercredi 9 août 1989, troisième jour de vacances,

ciel bleu marine

Désolé, mon mystérieux lecteur-voyageur intergalactique, je vous ai abandonné pendant deux jours, et je ne peux même pas me cacher derrière l’excuse d’être débordée: je bulle toute la journée. Je serai plus ponctuelle les jours prochains, promis. Le temps de prendre mes marques, de faire des repérages, d’observer, de me situer, comme une petite espionne, une anthropologue en mission, une voyageuse de l’an 2020 parachutée en 89.

Incognito…

Allô, ma galaxie? Lydia Deetz au rapport. Journal de bord en direct d’une planète inconnue où il fait plus de trente-cinq degrés le jour et où les indigènes se baladent presque nus.

Pour tout vous dire, si je vous ai un peu délaissé, c’est parce que je ne savais pas par où commencer.

Où planter ma plume?

Au milieu de notre camping, comme un étendoir, pile sur la terrasse du bungalow C29, celui où l’on revient chaque année depuis que je suis née?

Chez Papé et Mamy, comme un étendard à tête de Maure, pile au centre de la cour de la bergerie d’Arcanu?

Au milieu de la plage de l’Alga, comme un parasol?

Pouf pouf…

Ce sera la plage de l’Alga! Je vais vous peindre un tableau genre carte postale qu’on envoie rien que par méchanceté pour faire saliver les copines restées coincées dans les tours des Boutardes à Vernon.