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Je suis jalouse de ma mère!

Pfff… Si ça vous fait plaisir.

Si vous saviez ce qu’elle vous dit, la petite rebelle noiraude. Elle est rusée, elle a son plan. Elle ne va pas se faire avoir, elle. Elle trouvera un amoureux avec qui elle s’amusera toute la vie! Elle aura des bébés qu’elle fera rire jusqu’à ce qu’ils aient honte d’elle. Elle aura un boulot qui sera un combat permanent: boxeuse, dresseuse d’ours, funambule, exorciste.

Mon serment de la plage de l’Alga!

Ça vous va? La prochaine fois, je vous parlerai de papa.

Mais là, faut que je vous laisse, maman a planqué ses seins sous son petit haut à bretelle molle, et s’approche de MA serviette. J’hésite entre faire ma gentille ou mordre. Je ne sais pas encore. Je vais improviser.

Bye…

* * *

Il referma le cahier.

Oui, incontestablement, Palma était une belle femme. Une très belle femme.

Elle ne méritait pas de mourir. Certainement pas.

Mais puisque le pire avait été commis, puisqu’elle ne pouvait pas ressusciter, il restait juste à faire en sorte que nul n’apprenne jamais la vérité.

6

Le 13 août 2016

9 heures

Clotilde était allée chercher une baguette, trois croissants, un litre de lait qu’elle tenait dans un sac au bout d’une main, un litre de jus d’orange dans l’autre, et s’était égarée.

Exprès.

Valou dormait encore. Franck était parti courir jusqu’au sémaphore de Cavallo.

Lors de l’été 89, Clotilde s’en souvenait, elle était chaque matin de corvée de petit déjeuner, elle traînait les pieds en allant chercher du pain frais à l’accueil, elle zigzaguait dans les allées du camping des Euproctes en espérant croiser quelqu’un, mais aucun ado n’était déjà réveillé de si bonne heure, alors elle inventait un chemin compliqué dans le labyrinthe du camping avant de rentrer. Aujourd’hui, à l’inverse, Clotilde avait coupé au plus court pour se retrouver face au bungalow C29. Celui où elle avait passé les quinze premiers étés de sa vie.

Elle ne reconnaissait que les volumes. La taille du bungalow. La surface de l’emplacement. Les arbres avaient poussé, de grands oliviers qui tordaient leurs troncs pour former une canopée au-dessus du chalet dont l’emprise au sol avait doublé: un store électrique, une terrasse, un barbecue, un salon de jardin. Tout avait été modernisé par les bons soins du nouveau directeur des Euproctes, Cervone Spinello, qui avait repris avec un sens aiguisé des affaires le camping de son père Basile. Chaque nouveauté, un court de tennis, un toboggan aquatique, l’emplacement de la future piscine, confirmait à Clotilde qu’il ne restait presque rien du camping nature de son enfance, ce terrain ombragé qui fournissait seulement un lit pour dormir, de l’eau pour se laver, des arbres pour se cacher.

En observant plus en détail l’emplacement C29, Clotilde se fit la réflexion qu’elle ne l’avait jamais revu depuis l’accident. Dans les jours qui avaient suivi le drame, Basile Spinello avait apporté ses affaires à Calvi, dans sa chambre d’hôpital. Un grand sac contenant ses habits, ses minicassettes, ses livres. Tous ses objets personnels, sauf celui auquel elle tenait le plus: son cahier. Ce cahier bleu où elle avait inscrit ses états d’âme pendant ce mois d’été. Ce cahier abandonné sur un banc de la bergerie d’Arcanu.

Il l’avait oublié, ou égaré quelque part dans un couloir du centre hospitalier. Elle n’avait pas osé lui demander. Elle y avait beaucoup repensé à ce moment-là, dans l’avion qui la ramenait directement de l’Antenne médicale d’urgence de Balagne à Paris, puis Conflans, chez Jozsef et Sara, les parents de sa mère, qui l’avaient élevée jusqu’à sa majorité. Avec les années, elle aussi avait oublié ce cahier. Clotilde se fit la réflexion amusée qu’il l’attendait sans doute toujours quelque part, depuis près de trente ans, rangé dans le tiroir d’une armoire, glissé derrière un meuble, coincé sur une étagère sous une pile de livres jaunis.

Clotilde s’approcha du bungalow C29 en écartant les branches d’un olivier plus petit que les autres plantés face à la terrasse. Elle se souvenait qu’en 1989 il y en avait déjà un, de la même taille, devant sa fenêtre. Peut-être que Cervone faisait arracher les vieux arbres pour en replanter des neufs?

— Vous cherchez?

Un type était sorti du bungalow, casquette des Giants de New York coincée au-dessus des tempes grisonnantes, tasse de café à la main. Souriant, étonné.

Clotilde aimait la convivialité simple des campings. Pas de barricades, pas de haies, pas de palissades. Pas vraiment de chez-soi. Juste un chez-nous vaguement délimité.

— Rien…

Un peu plus loin, dans l’allée, deux gamins jouaient au foot.

— Vous avez envoyé votre ballon sous le bungalow? fit le Giant.

A son sourire, Clotilde devina qu’il aurait adoré la voir se mettre à quatre pattes devant la terrasse et trémousser ses fesses moulées dans son legging pour ramper sous le bungalow. A la réflexion, Clotilde détestait aussi cela dans les campings. L’absence des barrières. Le brouillage des repères. La convoitise ordinaire.

— Non. Des souvenirs plutôt. Je suis déjà venue en vacances ici, dans ce bungalow.

— Vrai? Ça doit faire un bout de temps alors. On réserve ce chalet d’une année sur l’autre depuis huit ans.

— C’était il y a vingt-sept ans…

Giant se fendit d’un regard épaté qui sous-entendait un compliment muet.

Vous ne les faites pas.

Derrière lui, une femme apparut. Mug de thé entre deux doigts, cheveux frisés retenus par une pince en bois, paréo coloré accroché sur sa peau fripée. Souriante elle aussi.

Elle se posta à côté de son mari et s’adressa à Clotilde.

— Vingt-sept ans? Ce bungalow, le C29, c’était donc votre adresse avant? Excusez-moi, mais une idée me vient comme ça. Vous ne seriez pas Clotilde Idrissi?

Sur le coup, Clotilde ne répondit rien. Des pensées idiotes se bousculaient. On n’avait tout de même pas posé de plaque mortuaire sur le bungalow: Ici vécurent Paul et Palma Idrissi. On ne racontait tout de même pas l’accident de ses parents de génération en génération de campeurs depuis plusieurs décennies?

Le bungalow maudit…

La femme souffla sur sa tasse et glissa une main sous le tee-shirt de son Giant.

Un message subliminal mais explicite.

Il est à moi, celui-là.

Le langage universel des corps et des gestes qui vivent à l’air libre le temps d’un été. On expose, on mate, on croise, on frôle… mais on ne touche pas, même si c’est là, à portée de main.

Elle but son thé, lentement, puis continua, enjouée. Ravie de jouer les messagères mystère.

— J’ai du courrier pour vous, Clotilde. Il vous attend depuis un bout de temps!

Clotilde faillit s’effondrer sur place pour la seconde fois en moins d’une minute. Elle s’accrocha à la branche la plus haute du bébé olivier.

— Depuis… vingt-sept ans? bredouilla-t-elle.

La femme du Giant éclata de rire.

— Non, quand même pas! On l’a reçu hier. Fred, tu vas me la chercher? Elle est sur le frigo.

Giant entra puis ressortit en tenant une enveloppe. Sa femme se colla à nouveau à lui tout en déchiffrant l’adresse.

Clotilde Idrissi

Bungalow C29, camping des Euproctes