20260 La Revellata
Clotilde encaissa une troisième accélération cardiaque. Plus violente encore que les deux précédentes, à en arracher la branche d’olivier.
— On va pas vous demander vos papiers, fit le Giant en riant. On allait la porter à la réception, mais puisque vous êtes là…
Les doigts humides de Clotilde se refermèrent sur la lettre.
— Merci.
Elle continua de tituber dans l’allée de sable. Ses ballerines laissaient des courbes sinueuses derrière son passage, comme un patineur qui dérape sur un lac gelé. Ses yeux fixaient son nom, son prénom, l’adresse sur l’enveloppe. Elle reconnaissait l’écriture mais c’était impossible. Elle savait que c’était impossible.
Sans qu’elle le prémédite, sans même qu’elle y réfléchisse, Clotilde traversa le camping. Elle devait être seule pour ouvrir cette lettre et elle ne connaissait qu’un endroit assez secret pour cela. Secret et sacré. La grotte des Veaux Marins. Un trou dans la falaise auquel on accédait par la mer, ou directement du camping par un petit chemin de terre; une caverne où, adolescente, elle s’était réfugiée mille fois pour lire, rêver, écrire, pleurer. Elle adorait écrire quand elle était jeune, elle était même plutôt douée, c’est ce que lui disaient ses profs, ses proches. Puis les mots s’étaient brusquement enfuis. Ce talent n’avait pas survécu à l’accident.
Elle descendit sans difficultés vers sa cachette. Le chemin de sable et de cailloux avait été remplacé par un escalier de pierre cimenté. Les parois de la grotte des Veaux Marins avaient été décorées de graffitis d’amoureux et de tags obscènes, parfumées d’odeurs de bière et d’urine. Peu importait. La vue sur la Méditerranée, à l’intérieur de la caverne, restait identique, vertigineuse, offrant l’illusion à l’occupant d’être un oiseau marin prêt à fondre d’un simple coup d’aile sur une proie se risquant à la surface de l’eau.
Clotilde posa son sac de courses, se recula un peu à l’intérieur de la grotte, s’assit sur les rochers frais, presque humides, et, lentement, déchira l’enveloppe. Tremblante, comme lorsqu’on ouvre la lettre d’un amoureux, même si, d’aussi loin qu’elle se souvienne, jamais elle n’avait reçu de déclaration enflammée par courrier. Elle était née quelques années trop tard. Ses soupirants l’avaient draguée par textos, par mails. C’était nouveau et follement excitant alors, les confidences numériques… et il ne lui en restait rien aujourd’hui. Pas une ligne, pas un billet glissé dans un livre.
Le pouce et l’index de Clotilde sortirent une petite feuille blanche pliée en quatre dans l’enveloppe, la déplièrent. C’était une lettre manuscrite, d’une écriture appliquée, comme celle des vieilles institutrices.
Ma Clo,
Je ne sais pas si tu es aussi entêtée aujourd’hui que tu l’étais quand tu étais petite, mais je voudrais te demander quelque chose.
Demain, lorsque tu seras à la bergerie d’Arcanu, chez Cassanu et Lisabetta, tiens-toi quelques minutes sous le chêne vert, avant qu’il fasse nuit, pour que je puisse te voir.
Je te reconnaîtrai, j’espère.
J’aimerais bien que ta fille soit là, elle aussi.
Je ne te demande rien d’autre. Surtout rien d’autre.
Ou peut-être uniquement de lever les yeux au ciel et de regarder Bételgeuse. Si tu savais, ma Clo, combien de nuits je l’ai regardée en pensant à toi.
Ma vie tout entière est une chambre noire.
Je t’embrasse.
Des vagues frappaient le seuil de la grotte, comme si un Dieu l’avait creusée exactement à la bonne hauteur pour qu’elle soit éclaboussée d’embruns sans être inondée. Dans la main de Clotilde, la feuille tremblait davantage que la grand-voile d’un catamaran.
Il n’y avait pourtant pas de vent. Juste un matin calme et déjà chaud, un soleil qui doucement commençait à risquer un œil inquisiteur jusqu’au plus profond de la caverne.
Je t’embrasse.
C’était l’écriture de sa mère.
P.
C’était la signature de sa mère.
Qui d’autre que sa mère pouvait l’appeler «ma Clo»? Qui d’autre que sa mère pouvait se souvenir de ces détails? De son costume de punkette gothique qu’elle n’avait plus jamais enfilé depuis l’accident.
De Beetlejuice. Bételgeuse, dans sa traduction francophone, Clotilde avait accroché le poster dans sa chambre à l’époque. C’est maman qui le lui avait offert pour ses quatorze ans, elle l’avait directement commandé de Québec. La traduction canadienne était tellement plus poétique que la version américaine.
Clotilde s’avança et observa le chemin qui descendait à la mer, puis au-dessus d’elle celui qui longeait la corniche jusqu’aux plages de l’Alga et de l’Oscelluccia. Au bout du sentier, une ado errait seule, téléphone portable à la main, peut-être cherchait-elle du réseau, ou à lire un message en douce, sans ses parents pour lorgner par-dessus son épaule.
Clotilde baissa à nouveau les yeux sur la lettre.
Qui d’autre que sa mère pouvait se souvenir de cette phrase qui obsédait Lydia Deetz? Cette phrase culte de son film culte, cette phrase que Clotilde avait balancée à la figure de sa mère pour qu’elle lui foute enfin la paix, dans l’intimité et la brutalité d’une dispute, un soir où elles étaient seules toutes les deux?
Leur secret. Entre mère et fille.
Sa mère voulait la traîner en ville le lendemain pour acheter des habits présentables, c’est-à-dire confortables, colorés, féminins; Clotilde, avant de claquer la porte de sa chambre au nez de sa mère, lui avait jeté les paroles désespérées empruntées à Lydia Deetz. Cette réplique comme un résumé de sa vie d’adolescente.
Ma vie tout entière est une chambre noire. Une grande… belle… chambre… noire.
7
Vendredi 11 août 1989, cinquième jour de vacances,
ciel bleu luzerne
Mon père, je l’aime bien.
Je ne suis pas certaine qu’il y ait beaucoup de gens qui l’aiment bien, mon père, mais moi oui, trois fois oui.
Mes copines me disent parfois qu’il leur fait peur. Elles le trouvent beau, c’est certain, avec ses yeux noirs, ses cheveux corbeau, sa barbe taillée ras sur son menton carré. Mais justement, c’est peut-être ça, son assurance, qui crée une distance.
Vous voyez ce que je veux dire?
Mon père est le genre sûr de lui, le genre à donner son avis en un seul mot définitif, son amitié en deux et à la reprendre en trois, le genre à fusiller du regard et à ne pas gracier. Le genre prof qui fiche la trouille, chef qu’on craint, qu’on respecte en même temps qu’on le déteste. Il est un peu comme ça, mon père, avec tout le monde… Sauf moi!
Moi je suis sa petite fille chérie, alors tous ses trucs qui marchent avec les autres, sa baguette de chef d’orchestre pour faire jouer tout le monde à son rythme, taratata ça ne prend pas avec moi.
Tenez, par exemple, prenez son boulot, il dit qu’il travaille dans l’environnement, l’agronomie, l’écologie, qu’il préserve les poumons verts de la planète… En vrai, il vend du gazon! 15 % du marché français passe par lui, il paraît que ça représente des milliers d’emplois en France et dans une dizaine de pays du monde, alors personne ne moufte quand il en parle, quand il dit qu’ils n’étaient qu’à 12 % du marché quand il a commencé chez Fast Green et qu’il compte bien grimper à 17 % avant l’an 2000. Les autres prennent l’air impressionné quand papa précise qu’à chaque minute qui passe l’équivalent d’un terrain de foot en France est regazonné, et que mine de rien, à la fin d’une journée, ça représente l’équivalent de la forêt de Fontainebleau. Ils ont même l’air épatés quand il dit que maintenant le pâturin des prés ou la fétuque ovine durette, celle des pelouses des pavillons de banlieue, il s’en fout, vu qu’il gère tout le marché des golfs de l’Ile-de-France et qu’il ne vend plus que de l’agrostide stolonifère, le top du top des brins d’herbe.