À l'orée d'un bois, par une matinée scintillante de givre, elle vit des ombres suspendues aux arbres, les rictus émaciés des pendus que personne ne pensait enterrer. Et très haut, dans le bleu ensoleillé du ciel, un vol d'oiseaux migrateurs se fondait lentement, accentuant le silence par l'écho de leurs cris élevés.
Le souffle lourd et syncopé de ce monde russe ne la terrifiait plus. Elle avait tant appris depuis son départ. Elle savait qu'il était pratique, dans un wagon ou sur une télègue, de tenir un sac bourré de paille avec quelques cailloux tout au fond. C'est lui que les bandits arrachaient dans leurs raids nocturnes. Elle savait que la meilleure place sur le toit d'un wagon était celle près du trou de la ventilation: c'est à cette ouverture qu'on accrochait les cordes qui permettaient de descendre et de remonter rapidement. Et quand, par bonheur, elle trouvait une place dans un couloir bondé, il ne fallait pas s'étonner de voir un enfant apeuré que les gens tassés sur le sol se transmettaient les uns aux autres en direction de la sortie. Ceux qui se recroquevillaient près de la porte allaient l'ouvrir et tiendraient l'enfant au-dessus du marchepied, le temps qu'il fasse ses besoins. Ce transfert semblait plutôt les amuser, ils souriaient, attendris par ce petit être qui se laissait faire sans mot dire, émus par son envie si naturelle dans cet univers inhumain… Aucune surprise non plus, lorsque à travers le martèlement des rails, dans la nuit, un chuchotement perçait: on se communiquait la mort d'un passager enfoui dans l'épaisseur des vies confondues.
Une fois seulement au cours de cette longue traversée jalonnée par la souffrance, le sang, les maladies, la boue, elle crut entrevoir une parcelle de sérénité et de sagesse. C'était déjà de l'autre côté de l'Oural. À la sortie d'un bourg à moitié dévoré par un incendie, elle aperçut quelques hommes assis sur un talus jonché de feuilles mortes. Leurs visages pâles tournés vers le soleil doux de l'ar-rière-saison exprimaient un calme bienheureux. Le paysan qui conduisait la télègue hocha la tête et expliqua à mi-voix: «Pauvres gens. Il y en a une douzaine qui rôdent maintenant par ici. Leur asile a brûlé. Oui, des fous, quoi…»
Non, rien ne pouvait plus la surprendre.
Souvent, serrée dans l'obscurité irrespirable d'un wagon, elle faisait un rêve bref, lumineux et complètement invraisemblable. Comme ces énormes chameaux sous la neige qui tournaient leurs têtes dédaigneuses vers une église. Quatre soldats sortaient par sa porte ouverte en traînant derrière eux un prêtre qui les exhortait d'une voix cassée. Les chameaux aux bosses recouvertes de neige, cette église, cette foule hilare… Dans son sommeil, Charlotte se souvenait qu'autrefois ces silhouettes bossues étaient inséparables des palmiers, du désert, des oasis…
Et c'est alors qu'elle émergeait de sa torpeur: non, ce n'était pas un rêve! Elle se tenait au milieu d'un marché bruyant dans une ville inconnue. La neige abondante collait à ses cils. Les passants s'approchaient et tâtaient le petit médaillon d'argent qu'elle espérait échanger contre le pain. Les chameaux surplombaient le grouillement des marchands comme d'étranges drakkars posés sur des supports. Et sous les regards amusés de la foule, les soldats poussaient le prêtre dans un traîneau bourré de paille.
Après ce faux songe, sa promenade, le soir, fut si quotidienne, si réelle. Elle traversa une rue aux pavés luisants sous la lueur brumeuse d'un réverbère. Poussa la porte d'une boulangerie. Son intérieur chaud, bien éclairé lui parut familier jusqu'à la couleur du bois verni du comptoir, jusqu'à la disposition des gâteaux et des chocolats dans la vitrine. La patronne lui sourit avec gentillesse, comme à une habituée et lui tendit un pain. Dans la rue, Charlotte s'arrêta saisie de perplexité: mais il aurait fallu acheter beaucoup plus de pain! Deux, trois, non, quatre miches! Et aussi retenir le nom de la rue où se trouvait cette excellente boulangerie. Elle s'approcha de la maison d'angle, leva les yeux. Mais les lettres avaient une allure bizarre, floue, elles s'entremêlaient, clignotaient. «Mais que je suis bête! pensa-t-elle soudain. Cette rue, c'est la rue où habite mon oncle…»
Elle se réveilla en sursaut. Le train, stoppé en rase campagne, était rempli d'un bourdonnement confus: une bande avait tué le machiniste et parcourait à présent les wagons en confisquant tout ce qui leur tombait sous la main. Charlotte enleva son châle et se couvrit la tête en nouant les coins sous le menton comme font les vieilles paysannes. Puis, souriant encore au souvenir de son rêve, elle disposa sur ses genoux un sac bourré de vieux torchons enroulés autour d'un caillou…
Et si elle fut épargnée durant ces deux mois de voyage, c'est que l'immense continent qu'elle traversait était repu de sang. La mort, pour quelques années au moins, perdait son attrait, devenant trop banale et ne valant plus l'effort.
Charlotte marchait à travers Boïarsk, la ville sibérienne de son enfance, et elle ne se demandait pas si c'était encore un rêve ou la réalité. Elle se sentait trop faible pour y réfléchir.
Sur la maison du gouverneur, au-dessus de l'entrée, pendait un drapeau rouge. Deux soldats armés de fusils piétinaient dans la neige de chaque côté de la porte… Certaines fenêtres du théâtre avaient été brisées et bouchées, faute de mieux, avec des pans du décor en contreplaqué: on voyait tantôt un feuillage recouvert de fleurs blanches, probablement celui de La Cerisaie , tantôt la façade d'une datcha. Et au-dessus du portail, deux ouvriers étaient en train de tendre une longue bande de calicot rouge. «Tous au meeting populaire de la société des sans-Dieu!» lut Charlotte en ralentissant un peu la marche. L'un des ouvriers retira un clou serré entre ses dents et l'enfonça avec force à côté du point d'exclamation.
– Eh bien, tu vois, on a tout fini avant la nuit, Dieu merci! cria-t-il à son camarade.
Charlotte sourit et continua sa route. Non, elle ne rêvait pas.
Un soldat, posté près du pont, lui barra le passage en lui demandant de présenter ses papiers. Charlotte s'exécuta. Il les prit et, probablement ne sachant pas lire, décida de les lui retirer. Il paraissait d'ailleurs lui-même étonné de sa propre décision. «Vous pourrez les récupérer, après les vérifications nécessaires, au conseil révolutionnaire», annonça-t-il en répétant visiblement les paroles de quelqu'un. Charlotte n'eut pas la force de discuter.
Ici, à Boïarsk, l'hiver était depuis longtemps installé. Mais ce jour-là, l'air était tiède, la glace sous le pont – couverte de larges taches humides. Premier signe du redoux. Et de gros flocons paresseux voltigeaient dans le silence blanc des terrains vagues qu'elle avait tant de fois traversés dans son enfance.
Avec ses deux fenêtres étroites l'isba sembla l'apercevoir de loin. Oui, la maison la regardait s'approcher, sa façade ridée s'animait d'une imperceptible petite grimace, d'une joie amère de retrouvailles.
Charlotte n'espérait pas grand-chose de cette visite. Elle s'était préparée depuis longtemps à apprendre les nouvelles qui ne laisseraient aucun espoir: la mort, la folie, la disparition. Ou une absence pure et simple, inexplicable, naturelle, ne surprenant personne. Elle s'interdisait d'espérer et espérait quand même.
Les derniers jours, son épuisement était tel qu'elle ne pensait plus qu'à la chaleur du grand poêle contre le flanc duquel elle allait s'adosser en s'affalant sur le plancher.
Du perron de l'isba, elle aperçut, sous un pommier rabougri, une vieille, la tête emmitouflée dans un châle noir. Courbée, la femme retirait une grosse branche noyée dans la neige. Charlotte l'appela. Mais la vieille paysanne ne se retourna pas. La voix était trop faible et se dissipait vite dans l'air mat du redoux. Elle ne se sentit pas capable de lancer encore un cri.