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Elles ne pensaient plus qu'à survivre, au jour le jour, en préservant une minuscule zone de chaleur autour de leurs corps.

C'est surtout l'isba qui les sauva. Tout y avait été conçu pour résister aux hivers sans fin, aux nuits sans fond. Le bois même de ses gros rondins renfermait la dure expérience de plusieurs générations de Sibériens. Albertine avait deviné la respiration secrète de cette vieille demeure, avait appris à vivre en étroite fusion avec la lenteur chaude du grand poêle qui occupait la moitié de la pièce, avec son silence très vivant. Et Charlotte, en observant les gestes quotidiens de sa mère, se disait souvent en souriant: «Mais c'est une vraie Sibérienne!» Dans l'entrée, elle avait remarqué, dès le premier jour, des bottes d'herbes sèches. Celles-ci rappelaient les bouquets qu'emploient les Russes pour se fouetter dans les bains. C'est lorsque la dernière tranche de pain fut mangée qu'elle découvrit le véritable usage de ces gerbes. Albertine en fit macérer une dans l'eau chaude, et le soir, elles mangèrent ce qu'elles appelleraient plus tard en plaisantant: «Le potage de Sibérie» – mélange de tiges, de grains et de racines. «Je commence à connaître les plantes de la taïga par cœur», dit Albertine, en versant de cette soupe dans leurs assiettes. «Je me demande d'ailleurs pourquoi les gens d'ici en profitent si peu…»

Ce qui les sauva, c'était aussi la présence de cette enfant, de cette petite Tsigane qu'elles retrouvèrent un jour, à demi frigorifiée, sur leur perron. Elle grattait les planches endurcies de la porte avec ses doigts gourds, violets de froid… Pour la nourrir, Charlotte fit ce qu'elle n'aurait jamais fait pour elle-même. Au marché, on la vit mendier: un oignon, quelques pommes de terre gelées, un morceau de lard. Elle fouilla dans le bac aux ordures près de la cantine du Parti, non loin de l'endroit où le dirigeant avait menacé de la fusiller. Il lui arriva de décharger les wagons pour une miche de pain. L'enfant, squelettique au début, vacilla quelques jours sur la frontière fragile entre la lumière et le néant, puis lentement, avec un étonnement hésitant, glissa de nouveau dans cette extraordinaire coulée de jours, de paroles, d'odeurs – que tout le monde appelait la vie…

En mars, par une journée pleine de soleil et de crissements de neige sous les pas des passants, une femme (sa mère? sa sœur?) vint la chercher et, sans rien expliquer, l'emmena. Charlotte les rattrapa à la sortie de la bourgade et tendit à l'enfant la grande poupée aux joues écaillées avec laquelle la petite Tsigane jouait durant les longues soirées d'hiver… Cette poupée était venue autrefois de Paris et restait, avec les vieux journaux de la «valise sibérienne», l'un des derniers vestiges de leur vie d'antan.

La vraie famine, Albertine le savait, arriverait au printemps… Il n'y avait plus une seule botte d'herbes sur les murs de l'entrée, le marché était désert. En mai, elles fuirent leur isba, sans savoir trop où aller. Elles marchaient sur un chemin encore lourd d'humidité printanière et s'inclinaient de temps en temps pour cueillir de fines pousses d'oseille.

C'est un koulak qui les accepta comme journalières à sa ferme. C'était un Sibérien fort et sec, au visage à moitié caché par la barbe à travers laquelle perçaient quelques rares paroles brèves et définitives.

– Je ne vous payerai rien, dit-il sans ambages. Le repas, le lit. Si je vous prends, ce n'est pas pour vos beaux yeux. J'ai besoin de mains.

Elles n'avaient pas le choix. Les premiers jours, Charlotte, en rentrant, tombait morte sur son grabat, les mains couvertes d'ampoules éclatées. Albertine qui, toute la journée, cousait de grands sacs pour la future récolte, la soignait de son mieux. Un soir, la fatigue était telle que, rencontrant le propriétaire de la ferme, Charlotte se mit à lui parler en français. La barbe du paysan s'anima dans un mouvement profond, ses yeux s'étirèrent – il souriait.

– Bon, demain tu peux te reposer. Si ta mère veut aller dans la ville, allez-y… Il fit quelques pas puis se retourna:

– Les jeunes du village dansent chaque soir, tu sais? Va les voir si ça te dit…

Comme il était entendu, le paysan ne leur paya rien. En automne, quand elles s'apprêtaient à regagner la ville, il leur montra une télègue dont le chargement était recouvert d'une toile de bure neuve.

– C'est lui qui conduira, dit-il en jetant un coup d'œil au vieux paysan assis sur le siège.

Albertine et Charlotte le remercièrent et se hissèrent sur le bord de la télègue encombrée de cageots, de sacs et de paquets.

– Vous envoyez tout cela au marché? demanda Charlotte pour remplir le silence gêné de ces dernières minutes.

– Non. C'est ce que vous avez gagné.

Elles n'eurent pas le temps de répondre. Le cocher tira les rênes, la télègue tangua et se mit à rouler dans la poussière chaude du chemin des champs… Sous la toile, Charlotte et sa mère découvrirent trois sacs de pommes de terre, deux sacs de blé, un tonnelet de miel, quatre énormes citrouilles et plusieurs cageots de légumes, de fèves, de pommes. Dans un coin, elles aperçurent une demi-douzaine de poules aux pattes liées; un coq, au milieu, jetait des regards coléreux et vexés.

– Je vais quand même sécher quelques bottes d'herbes, dit Albertine, réussissant enfin à détacher les yeux de tout ce trésor. On ne sait jamais…

Elle mourut deux ans après. C'était un soir d'août, calme et transparent. Charlotte rentrait de la bibliothèque où on l'avait préposée à l'exploration des montagnes de livres recueillis dans les domaines nobiliaires détruits… Sa mère était assise sur un petit banc collé au mur de l'isba, la tête appuyée sur le bois lisse des rondins. Ses yeux étaient fermés. Elle avait dû s'endormir et mourir dans son sommeil. Un souffle léger venant de la taïga animait les pages du livre ouvert sur ses genoux. C'était le même petit volume français à la dorure éteinte sur la tranche.

Ils se marièrent au printemps de l'année suivante. Il était originaire d'un village au bord de la mer Blanche, à dix mille kilomètres de cette ville sibérienne où la guerre civile l'avait amené. Charlotte remarqua très vite qu'à sa fierté d'être un «juge du peuple» se mêlait un vague malaise dont, à l'époque, lui-même n'aurait pas su expliquer la raison. Au dîner de mariage, l'un des invités, d'une voix grave, proposa de commémorer la mort de Lénine par une minute de silence. Tout le monde se leva… Trois mois après le mariage, il fut nommé à l'autre bout de l'empire, à Boukhara. Charlotte voulait absolument emporter la grande valise remplie de vieux journaux français. Son mari n'avait rien contre, mais dans le train, dissimulant mal ce malaise opiniâtre, il lui fit comprendre qu'une frontière, plus infranchissable que n'importe quelles montagnes, s'élevait désormais entre sa vie française et leur vie. Il cherchait les mots pour dire ce qui paraîtrait bientôt si natureclass="underline" le rideau de fer.

6

Les chameaux sous une tempête de neige, les froids qui gelaient la sève des arbres et faisaient éclater leurs troncs, les mains transies de Charlotte qui attrapaient de longues bûches jetées du haut d'un wagon…

C'est ainsi que dans notre cuisine enfumée, durant les veillées d'hiver, ce passé fabuleux renaissait. Derrière la fenêtre enneigée s'étendaient l'une des plus grandes villes de la Russie et la plaine grise de la Volga, se dressaient les bâtiments-forteresses de l'architecture stalinienne. Et là, au milieu du désordre d'un dîner interminable et des nuages nacrés du tabac, surgissait l'ombre de cette mystérieuse Française égarée sous le ciel sibérien. Le téléviseur déversait les nouvelles du jour, transmettait les séances du dernier congrès du Parti, mais ce fond sonore n'avait pas la moindre répercussion sur les conversations de nos invités.