Выбрать главу

On arrêta Fiodor non pas dans son bureau en plein jour, ni au petit matin en rompant son sommeil d'un tambourinement autoritaire contre la porte. Non, c'était le soir du réveillon. Il s'était affublé du manteau rouge du Père Noël et, méconnaissable sous une longue barbe, son visage fascinait les enfants: ce garçon de douze ans et sa sœur cadette – ma mère. Charlotte ajustait la grande chapka sur la tête de son mari, lorsqu'ils pénétrèrent dans l'appartement. Ils entrèrent sans avoir à frapper, la porte était ouverte, on attendait les invités.

Et cette scène d'arrestation, qui s'était déjà répétée des millions de fois durant une seule décennie dans la vie du pays, eut ce soir pour décor ce sapin de Noël, ces deux enfants avec leurs masques en carton – lui, le lièvre, elle, l'écureuil. Et au centre de la pièce – ce Père Noël, figé, devinant très bien la suite et presque heureux que les enfants ne remarquent pas la pâleur de ses joues sous la barbe de coton. Charlotte, d'une voix très calme, dit au lièvre et à l'écureuil qui regardaient les intrus sans enlever leurs masques:

– Allons à côté, les enfants. Vous allez allumer les feux de Bengale.

Elle avait parlé en français. Les deux agents échangèrent un coup d'œil lourd de sous-entendus…

Fiodor fut sauvé par ce qui, logiquement, aurait dû le perdre: la nationalité de sa femme… Quand, quelques années auparavant, les gens avaient commencé à disparaître, famille par famille, maison par maison, il avait tout de suite pensé à cela. Charlotte portait en elle deux graves défauts le plus souvent imputés aux «ennemis du peuple»: les origines «bourgeoises» et le lien avec l'étranger. Marié à un «élément bourgeois», de surcroît à une Française, il se voyait naturellement accusé d'être un «espion à la solde des impérialistes français et britanniques». La formule, depuis le temps, était devenue courante.

Cependant, c'est justement dans cette évidence parfaite que la machine bien rodée des répressions s'enraya. Car d'habitude, en fabriquant un procès, on était obligé de démontrer que l'accusé avait habilement et pendant des années caché ses liens avec l'étranger. Et quand il s'agissait d'un Sibérien ne parlant que sa langue maternelle, n'ayant jamais quitté sa patrie ou rencontré un représentant du monde capitaliste – une telle démonstration, même totalement falsifiée, exigeait un savoir-faire certain.

Mais Fiodor ne cachait rien. Le passeport de Charlotte indiquait, noir sur blanc, sa nationalité: française. Sa ville de naissance, Neuilly-sur-Seine, dans sa transcription russe, ne faisait que souligner son étrangeté. Ses voyages en France ses cousins «bourgeois» qui vivaient toujours là-bas, ses enfants qui parlaient le français autant que le russe – tout était trop clair. Les faux aveux qu'on arrachait d'habitude sous la torture, après des semaines d'interrogatoires, avaient été livrés, cette fois, de bonne grâce dès le début. La machine piétina sur place. Fiodor fut incarcéré, puis devenant de plus en plus gênant, muté à l'autre bout de l'empire, dans une ville annexée à la Pologne.

Ils passèrent une semaine ensemble. Le temps du voyage à travers le pays et d'une journée d'emménagement, longue et désordonnée. Le lendemain, Fiodor partait à Moscou pour se faire réintégrer au Parti dont on l'avait promptement exclu. «C'est une affaire de deux jours», dit-il à Charlotte qui l'accompagnait à la gare. En rentrant, elle s'aperçut qu'il avait oublié son porte-cigarettes. «Ce n'est pas grave, pensa-t-elle, dans deux jours…» Et ce temps tout proche (Fiodor entrerait dans la pièce, verrait ce porte-cigarettes sur la table et, se donnant une petite claque sur le front, s'exclamerait: «Quel imbécile! Je l'ai cherché partout…»), oui, ce matin de juin serait le premier dans un long ruissellement de jours heureux…

Ils se reverraient quatre ans après. Et Fiodor ne retrouverait jamais son porte-cigarettes, échangé par Charlotte, en pleine guerre, contre une miche de pain noir.

Les adultes parlaient. La télévision avec ses actualités radieuses, ses échos des dernières performances de l'industrie nationale, ses concerts du Bolchoï, formait un paisible fond sonore. La vodka atténuait l'amertume du passé. Et je sentais que nos invités, même les nouveaux venus, aimaient tous cette Française qui avait accepté sans broncher le destin de leur pays.

Ces récits m'apprenaient beaucoup. Je devinais à présent pourquoi les fêtes du nouvel an avaient toujours dans notre famille un reflet d'inquiétude, semblable à un courant d'air sournois qui fait claquer les portes dans une demeure vide, à l'heure du crépuscule. Malgré la gaieté de mon père, malgré les cadeaux, le bruit des pétards et le scintillement du sapin, cet impalpable malaise était là. Comme si au milieu des toasts, des claquements des bouchons et des rires, on attendait l'arrivée de quelqu'un. Je crois même que, sans se l'avouer, nos parents accueillaient le calme neigeux et quotidien des premiers jours de janvier avec un certain soulagement. En tout cas, c'était ce moment d'après les fêtes que nous préférions, ma sœur et moi, à la fête elle-même…

Les jours russes de ma grand-mère – ces jours qui, à un moment donné, devenaient tout simplement sa vie et non pas une «étape russe» avant le retour en France – avaient pour moi une tonalité secrète que les autres ne discernaient pas. C'était une sorte d'invisible aura que Charlotte portait en elle à travers ce passé ressurgi dans notre cuisine enfumée. Je me disais avec un étonnement émerveillé: «Cette femme qui attendait durant des mois et des mois le coup des fameuses trois heures du matin, devant la fenêtre couverte de glace, cette femme, c'était le même être mystérieux et si proche qui avait vu, un jour, des coquilles d'argent dans un café de Neuilly!»

Jamais, quand ils parlaient de Charlotte, ils ne manquaient de raconter cette matinée…

C'est son fils qui se réveilla soudain au milieu de la nuit. Il sauta de son lit pliant et, pieds nus, les bras tendus devant lui, alla à la fenêtre. En traversant la pièce dans l'obscurité, il percuta le lit de sa sœur. Charlotte ne dormait pas non plus. Elle était couchée, les yeux ouverts dans le noir, en essayant de comprendre d'où provenait cette rumeur dense et monotone qui semblait imprégner les murs de vibrations sourdes. Elle sentit son corps, sa tête trépider dans ce bruit lent et visqueux. Les enfants se réveillèrent et coururent vers la fenêtre. Charlotte entendit le cri étonné de sa fille:

– Ah! Toutes ces étoiles! Mais elles bougent…

Sans allumer, Charlotte alla les rejoindre. En passant, elle aperçut sur la table un vague reflet métallique: le porte-cigarettes de Fiodor. Il devait rentrer de Moscou au matin. Elle vit des rangées de points lumineux qui glissaient lentement dans le ciel nocturne.