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Étrangement, c'est un être qui ne savait rien de la France, qui n'avait jamais lu un seul auteur français, quelqu'un qui ne pouvait, j'en étais sûr, localiser ce pays sur la mappemonde, oui, c'est lui qui, involontairement, m'avait aidé à sortir de ma collection d'anecdotes en orientant ma quête vers une direction tout à fait nouvelle. C'était ce cancre qui m'avait appris un jour que si Lénine n'avait pas d'enfants, c'est qu'il ne savait pas faire l'amour…

La mini-société de notre classe lui vouait autant de mépris qu'à moi, mais pour des raisons tout autres. Ils le détestaient parce qu'il leur renvoyait une image très déplaisante de l'adulte. De deux ans notre aîné, installé donc dans cet âge dont les élèves savouraient d'avance les libertés, mon ami le cancre n'en profitait guère. Pachka, ainsi que tout le monde l'appelait, menait la vie de ces moujiks bizarres qui gardent en eux, jusqu'à la mort, une part d'enfance, ce qui contraste tellement avec leur physique sauvage et viril. Obstinément, ils fuient la ville, la société, le confort, se fondent dans la forêt et, chasseurs ou vagabonds, y finissent souvent leurs jours.

Pachka apportait dans la classe l'odeur du poisson, de la neige et, au temps du redoux, celle de la glaise. Il pataugeait des journées entières sur les berges de la Volga. Et s'il venait à l'école, c'était pour ne pas faire de peine à sa mère. Toujours en retard, ne remarquant pas les coups d'œil dédaigneux des futurs adultes, il traversait la classe et glissait derrière son pupitre, tout au fond. Les élèves reniflaient avec ostentation à son passage, la maîtresse soupirait en levant les yeux au ciel. L'odeur de neige et de terre humide remplissait lentement la salle.

Notre statut de parias dans la société de notre classe finit par nous unir. Sans devenir amis à proprement parler, nous remarquâmes nos deux solitudes, y vîmes comme un signe de reconnaissance. Désormais, il m'arrivait souvent d'accompagner Pachka dans ses expéditions de pêche sur les rives enneigées de la Volga. Il trouait la glace à l'aide d'un puissant vilebrequin, jetait dans la percée sa ligne et s'immobilisait au-dessus de cette ouverture ronde qui laissait apparaître l'épaisseur verdâtre de la glace. J'imaginais un poisson qui, au bout de cet étroit tunnel, long parfois d'un mètre, s'approchait prudemment de l'appât… Des perches au dos tigré, des brochets tachetés, des gardons à la queue rouge vif surgissaient de la trouée et, décrochés de l'hameçon, tombaient sur la neige. Après quelques soubresauts, leurs corps se figeaient, gelés par le vent glacial. Les épines dorsales se couvraient de cristaux, tels les fabuleux diadèmes. Nous parlions peu. Le grand calme des plaines neigeuses, le ciel argenté, le profond sommeil du grand fleuve rendaient les paroles inutiles.

Parfois Pachka, à la recherche d'un endroit plus poissonneux, s'approchait dangereusement des longues plaques de glace sombre, humide, minée par les sources… Je me retournais en entendant un craquement et je voyais mon camarade qui se débattait dans l'eau et enfonçait ses doigts en éventail dans la neige granuleuse. Je courais vers lui et à quelques mètres de la brèche, je me mettais à plat ventre et lui jetais le bout de mon écharpe. D'habitude, Pachka parvenait à s'en sortir avant mon intervention. Tel un marsouin, il s'arrachait à l'eau et retombait, la poitrine sur la glace, rampait en dessinant une longue trace mouillée. Mais parfois, surtout pour me faire plaisir sans doute, il attrapait mon écharpe et se laissait sauver.

Après une telle baignade, nous allions vers l'une des carcasses des vieilles barques qu'on voyait, ici et là, se dresser au milieu des congères. Nous allumions un grand feu de bois dans leurs entrailles noircies. Pachka enlevait ses grosses bottes de feutre, son pantalon ouaté, et les mettait près des flammes. Puis, les pieds nus posés sur une planche, il se mettait à griller le poisson.

C'est autour de ces feux de bois que nous devenions plus volubiles. Il me racontait les pêches extraordinaires (un poisson trop large pour passer dans le trou percé par le vilebrequin!), les débâcles qui, dans le déferlement assourdissant des glaces, emportaient les barques, les arbres arrachés et même des isbas avec des chats grimpés sur le toit… Moi, je lui parlais des tournois chevaleresques (je venais d'apprendre que les guerriers d'antan, en enlevant leur heaume après une joute, avaient le visage couvert de rouille: le fer plus la sueur; je ne sais pas pourquoi, mais ce détail m'exaltait davantage que le tournoi lui-même…), oui, je lui parlais de ces traits virils accentués par des filets roussâtres, et de ce jeune preux qui soufflait trois fois dans sa corne en appelant du renfort. Je savais que Pachka sillonnant, été comme hiver, les rives de la Volga, rêvait secrètement des étendues marines. J'étais heureux de trouver pour lui dans ma collection française ce combat terrifiant entre un marin et une énorme pieuvre. Et comme mon érudition se nourrissait essentiellement des anecdotes, je lui en racontais une, bien en rapport avec sa passion et notre escale dans la carcasse d'une vieille barque. Sur une mer dangereuse d'autrefois, un bateau de guerre anglais croise un navire français et, avant de se lancer dans une bataille sans merci, le capitaine anglais s'adresse à ses ennemis de toujours en mettant les mains en porte-voix: «Vous, les Français, vous vous battez pour l'argent. Et nous, les sujets de la reine, nous nous battons pour l'honneur!» Alors, du navire français, on entend parvenir avec une bouffée de vent salé cette exclamation joyeuse du capitaine: «Chacun se bat pour ce qu'il n'a pas, sir!»

Un jour, il faillit se noyer pour de bon. C'était tout un pan de glace – nous étions en plein redoux – qui céda sous ses pieds. Sa tête seule sortait de l'eau, puis un bras qui cherchait un appui inexistant. Dans un effort violent, il projeta sa poitrine sur la glace, mais la surface poreuse se cassa sous son poids. Le courant entraînait déjà ses jambes aux bottes pleines d'eau. Je n'eus pas le temps de dérouler mon cache-nez, je m'aplatis sur la neige, je rampai, je lui tendis ma main. C'est à ce moment que je vis passer dans ses yeux une brève lueur d'effroi… Je crois qu'il s'en serait tiré sans mon aide, il était trop aguerri, trop lié aux forces de la nature pour se laisser piéger par elles. Mais cette fois, il accepta ma main sans son sourire habituel.

Quelques minutes plus tard, le feu brûlait et Pachka, les jambes nues et le corps couvert uniquement d'un long pull que je lui avais prêté le temps de sécher ses vêtements, dansotait sur une planche léchée par les flammes. Avec ses doigts rouges, écorchés, il pétrissait une boule de glaise dont il enveloppait le poisson avant de le mettre dans la braise… Il y avait autour de nous le désert blanc de la Volga hivernale, les saules aux branches fines, frileuses, qui formaient une broussaille transparente le long du rivage, et, noyée sous la neige, cette barque à moitié désintégrée dont la membrure alimentait notre feu de bois barbare. La danse des flammes semblait rendre le crépuscule plus épais, l'éphémère sensation de confort plus saisissante.

Pourquoi, ce jour-là, lui racontai-je cette histoire plutôt qu'une autre? Il y avait eu sans doute une raison à cela, une amorce de conversation qui m'avait suggéré ce sujet… C'était un résumé, très écourté d'ailleurs, d'un poème de Hugo que Charlotte m'avait narré il y a bien longtemps et dont je ne me rappelais même pas le titre… Quelque part à côté des barricades détruites, les soldats fusillaient les insurgés, au cœur de ce Paris rebelle où les pavés avaient l'extraordinaire capacité de se dresser subitement en remparts. Une exécution routinière, brutale, impitoyable. Les hommes se mettaient le dos contre le mur, fixaient un moment les canons des fusils qui visaient leur poitrine, puis levaient le regard vers la course légère des nuages. Et ils tombaient. Leurs compagnons prenaient la relève face aux soldats… Parmi ces condamnés se trouvait une sorte de Gavroche dont l'âge aurait dû inspirer la clémence. Hélas, non! L'officier lui ordonna de se mettre dans la file d'attente fatale, l'enfant avait le même droit à la mort que les adultes. «Nous allons te fusiller toi aussi!» maugréa ce bourreau en chef. Mais un instant avant d'aller au mur, l'enfant accourut vers l'officier et le supplia: «Permettez-vous que j'aille rapporter cette montre à ma mère? Elle habite à deux pas d'ici, près de la fontaine. Je reviendrai, je vous le jure!» Cette astuce enfantine toucha même les cœurs ensauvagés de cette soldatesque. Ils s'esclaffèrent, la ruse paraissait vraiment trop naïve. L'officier, riant aux éclats, proféra: «Vas-y, cours. Sauve-toi, petit vaurien!» Et ils continuaient à rire en chargeant les fusils. Soudain, leurs voix se coupèrent net. L'enfant réapparut et se mettant près du mur, à côté des adultes, lança: «Me voilà!»