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Je devenais des leurs dans chacune de ces classes. Ma présence intermédiaire était appréciée par tout le monde. À un certain moment, je me crus même irremplaçable. Grâce à… la France!

Car, guéri d'elle, je la racontais. J'étais heureux de pouvoir confier à ceux qui m'avaient accepté parmi eux tout ce stock d'anecdotes accumulées depuis des années. Mes récits plaisaient. Batailles dans les catacombes, cuisses de grenouilles payées à prix d'or, rues entières livrées à l'amour vénal à Paris – ces sujets me valurent la réputation d'un conteur patenté.

Je parlais et je sentais que ma guérison était complète. Les accès de cette folie qui m'avait autrefois plongé dans la vertigineuse sensation du passé ne se répétaient plus. La France devenait une simple matière à raconter. Amusante, exotique aux yeux de mes collègues, excitante quand je décrivais «l'amour à la française», mais en somme peu différente des histoires drôles, souvent graveleuses, que nous nous racontions pendant les récréations en tirant sur nos cigarettes hâtives.

Je remarquai assez rapidement qu'il fallait assaisonner mes récits français selon le goût de mes interlocuteurs. La même histoire changeait de ton selon que je la racontais aux «prolétaires», aux «tekhnars» ou bien aux «intellectuels». Fier de mon talent de conférencier, je variais les genres, adaptais les niveaux de style, triais les mots. Ainsi, pour plaire aux premiers, je m'attardais longuement sur les ébats torrides du Président et de Marguerite. Un homme, de surcroît un président de la République, qui mourait d'avoir trop fait l'amour – ce tableau, à lui seul, les portait à l'extase. Les «tekhnars», eux, étaient plus sensibles aux péripéties de l'intrigue psychologique. Ils voulaient savoir ce qui était arrivé à Marguerite après ce coup d'éclat amoureux. Je parlais alors du mystérieux double meurtre dans l'impasse Ronsin, de cette terrible matinée de mai où l'on avait découvert le mari de Marguerite strangulé à l'aide d'un cordon de tirage, sa belle-mère, étranglée elle aussi, mais avec son propre râtelier… Je n'oubliais pas de préciser que le mari, peintre de son état, croulait sous les commandes officielles, tandis que son épouse n'avait jamais renoncé à ses amitiés haut placées. Et que d'après une version, c'est l'un des successeurs de feu Félix Faure, visiblement un ministre, qui avait été surpris par le mari…

Quant aux «intellectuels», le sujet paraissait ne pas les toucher. Certains pour montrer leur désintérêt poussaient même un bâillement de temps à autre. Ils se départirent de ce flegme feint, seulement en trouvant un prétexte pour faire des jeux de mots. Le nom de «Faure» fut vite victime d'un calembour: «donner à Faure» signifiait en russe «donner des points à son rival». Les rires, savamment blasés, fusèrent. Quelqu'un, toujours avec ce même petit rire indolent, lança: «Quel for-ward, Faure!» en sous-entendant l'avant du football. Un autre, en arborant la mine d'un simple d'esprit, parla de la fortotchka, le vasistas… Je me rendis compte que la langue pratiquée dans cet étroit cercle se composait presque exclusivement de ces mots détournés, rébus, phrases maniérées tournures connues seulement de ses membres. Avec un mélange d'admiration et d'angoisse, je constatai que leur langue n'avait pas besoin du monde qui nous entourait – de ce soleil, de ce vent! Bientôt, je parvenais à imiter facilement ces jongleurs de mots…

La seule personne qui n'apprécia pas mon retournement fut Pachka, ce cancre dont je partageais autrefois les parties de pêche. De temps en temps, il s'approchait de notre groupe, nous écoutait et quand je me mettais à raconter mes histoires françaises, il me fixait d'un air méfiant.

Un jour, l'attroupement autour de moi fut plus nombreux que d'habitude. Mon récit devait les intéresser particulièrement. Je parlais (en résumant le roman de ce pauvre Spivalski accusé de tous les péchés mortels et tué à Paris) des deux amants qui avaient passé une longue nuit dans un train presque vide, fuyant à travers l'empire moribond des tsars. Le lendemain, ils se séparaient à jamais…

Mes auditeurs appartenaient, cette fois, aux trois castes – fils de prolétaires, futurs ingénieurs, intelligentsia. J'évoquais les étreintes fougueuses au fond d'un compartiment nocturne, dans ce train survolant les villages morts et les ponts incendiés. Ils m'écoutaient avidement. Il leur était certainement plus facile d'imaginer ce couple d'amants dans un train qu'un président de la République avec sa bien-aimée dans un palais… Et pour satisfaire les amateurs de jeux de mots, j'évoquais l'arrêt du train dans une ville de province: le héros abaissait la fenêtre et demandait aux rares individus qui longeaient la voie le nom de l'endroit. Mais personne ne pouvait le renseigner. C'était une ville sans nom! Une ville peuplée d'étrangers. Un soupir de satisfaction monta du groupe des esthètes. Et moi, par un habile flash-back, je revenais dans le compartiment pour reparler des amours vagabondes de mes passagers extravagants… C'est à ce moment que par-dessus la foule, je vis apparaître la tête ébouriffée de Pachka. Il écouta quelques minutes, puis bougonna en couvrant facilement ma voix par sa basse rugueuse:

– Alors, comme ça, t'es content? Tous ces faux culs ne demandent que ça. Ils en bavent déjà de tes bobards!

Personne n'aurait osé contrarier Pachka dans un affrontement singulier. Mais la foule a un courage bien à elle. Un grognement indigné lui répondit. Pour calmer les esprits, je précisai d'un ton conciliant:

– Mais non, c'est pas des bobards, Pachka! C'est un roman autobiographique. Ce type, après la révolution, a vraiment fui la Russie avec sa maîtresse et puis, à Paris, on l'a assassiné…

– Et pourquoi alors tu ne leur racontes pas ce qui s'est passé à la gare, hein?

Je restai bouche bée. À présent je me souvenais avoir déjà raconté cette histoire à mon ami le cancre. Le matin, les amoureux se retrouvaient au bord de la mer Noire, dans une brasserie déserte, dans une ville noyée sous la neige. Ils buvaient un thé brûlant devant une fenêtre tapissée de givre… Plusieurs années plus tard, ils se reverraient à Paris et s'avoueraient que ces quelques heures matinales leur étaient plus chères que toutes les sublimes amours de leur vie. Oui, ce matin gris, mat, les appels étouffés des cornes de brume, et leur présence complice au milieu de la tempête meurtrière de l'Histoire…

C'est donc de cette brasserie de la gare que parlait Pachka… La sonnerie me tira d'embarras. Mes auditeurs écrasèrent leur cigarette et s'engouffrèrent dans la salle. Et moi, interdit, je me disais qu'aucun de mes styles – ni celui que j'adoptais en parlant aux «prolos», ni celui des «tekhnars», ni même les acrobaties verbales qu'adoraient les «intellectuels» – non, aucun de ces langages ne pouvait recréer le charme mystérieux de cette matinée neigeuse au bord de l'abîme des temps. Sa lumière, son silence… Du reste, personne parmi mes collègues ne se serait intéressé à cet instant! Il était trop simple: sans appâts érotiques, sans intrigue, sans jeux de mots.

En rentrant de l'école, je me souvins que jamais encore, en racontant à mes camarades l'histoire du Président amoureux, je n'avais parlé de son guet muet près de la fenêtre noire de l'Elysée. Lui, seul, face à la nuit d'automne et quelque part, dans ce monde obscur et pluvieux – une femme au visage dissimulé sous un voile scintillant de brume. Mais qui m'aurait écouté si je m'étais avisé de parler de ce voile humide dans la nuit d'automne?

Pachka essaya encore à deux ou trois reprises, et toujours maladroitement, de m'arracher à mon nouvel entourage. Un jour, il m'invita à aller pêcher sur la Volga. Je refusai devant tout le monde, avec une mine vaguement méprisante. Il resta quelques secondes devant notre groupe – seul, hésitant, étrangement fragile malgré sa carrure… Une autre fois, il me rattrapa sur le chemin du retour et me demanda de lui apporter le livre de Spivalski. Je le lui promis. Le lendemain, je ne m'en souvenais plus…