Выбрать главу

J'étais trop absorbé par un nouveau plaisir collectif: la Montagne de joie.

C'est ainsi que dans notre ville on appelait cet énorme dancing à ciel ouvert, situé sur le sommet d'une colline surplombant la Volga. Nous savions à peine danser. Mais nos déhanchements rythmiques n'avaient, en réalité, qu'un seul but: tenir dans nos bras un corps féminin, le toucher, l'apprivoiser. Pour ne pas avoir peur après. Le soir, dans nos équipées sur la Montagne, les castes et les coteries n'existaient plus. Nous étions tous égaux dans la fébrilité de notre désir. Seuls, les jeunes soldats en permission formaient un groupe à part. Je les observais avec jalousie.

Un soir, j'entendis quelqu'un m'appeler. La voix semblait venir du feuillage des arbres. Je levai la tête, je vis Pachka! Le carré du dancing était entouré d'une haute clôture en bois. Derrière elle, se dressait une végétation sauvage, un fourré intermédiaire entre un parc laissé à l'abandon et la forêt. C'est sur une grosse branche d'un érable, au-dessus de la clôture, que je le vis…

Je venais de quitter le dancing après avoir heurté dans ma gaucherie les seins de ma partenaire… C'était la première fois que je dansais avec une jeune fille aussi mûre. Mes paumes posées sur son dos étaient toutes moites. Trompé par une fioriture inattendue de l'orchestre, je fis une fausse manœuvre et ma poitrine s'aplatit contre la sienne. L'effet était plus fort qu'une décharge électrique! L'élasticité tendre d'un sein féminin me bouleversa. Je continuais à piétiner sans entendre la musique, en voyant, à la place du beau visage de la danseuse, un ovale luminescent. Quand l'orchestre se tut, elle me quitta sans mot dire, visiblement dépitée. Je traversai le plateau, en glissant entre les couples comme si je marchais sur de la glace, et sortis.

J'avais besoin de rester seul, de reprendre mes esprits, de respirer. Je marchai dans l'allée qui longeait le dancing. Le vent venant de la Volga rafraîchissait mon front en feu. «Et si c'est ma partenaire elle-même, pensai-je subitement, qui a voulu me heurter exprès?» Oui, peut-être avait-elle voulu me faire sentir la souplesse de sa poitrine, me lançant ainsi un appel que, dans ma naïveté et ma timidité, je n'avais pas su décoder? J'avais donc peut-être raté la chance de ma vie!

Comme un enfant qui vient de briser une tasse et qui ferme les yeux en espérant que ce noir momentané va tout remettre en ordre, je plissai les paupières: pourquoi l'orchestre ne pourrait-il pas rejouer la même chanson, et moi – retrouver ma partenaire pour répéter tous les gestes jusqu'au serrement convenu? Jamais je n'avais ressenti et ne ressentirais plus aussi intensément la proximité très intime et, en même temps, l'éloignement le plus irrémédiable d'un corps féminin…

C'est au milieu de ce désarroi sentimental que j'entendis la voix de Pachka caché dans le feuillage. Je levai les yeux. Il me souriait, à demi allongé sur une grosse branche:

– Allez, grimpe! Je te ferai de la place, dit-il en pliant ses jambes.

Maladroit et pesant dans la ville, Pachka se transfigurait dès qu'il se retrouvait dans la nature. Sur cette branche, il ressemblait à un gros félin se reposant avant la chasse nocturne…

En toute autre circonstance, j'aurais ignoré son invitation. Mais sa position était trop insolite et, de plus, je me sentais pris en flagrant délit. C'était comme si, de sa branche, il avait intercepté mes pensées fébriles! Il me tendit la main, je me hissai à côté de lui. Cet arbre était un véritable poste d'observation.

Vu d'en haut, l'ondoiement des centaines de corps enlacés avait une tout autre allure. Il paraissait à la fois absurde (tous ces êtres qui piétinent sur place!) et doté d'une certaine logique. Les corps circulaient, s'agglutinaient, l'espace d'une danse, se séparaient, parfois restaient collés l'un à l'autre durant plusieurs chansons. De notre arbre, dans un seul regard, je pouvais englober tous les petits jeux affectifs qui se tissaient sur le plateau. Rivalités, défis, trahisons, coups de foudre, ruptures, explications, bagarres naissantes vite maîtrisées par un service d'ordre vigilant. Mais surtout le désir qui perçait à travers le voile de la musique et le rituel de la danse. Je retrouvai dans cette houle humaine la jeune fille dont je venais de frôler les seins. Je suivis, un moment, sa trajectoire d'un partenaire à l'autre…

Je sentais qu'en résumé ce tournoiement me rappelait insidieusement quelque chose. «La vie!» me suggéra soudain une voix muette, et mes lèvres répétèrent silencieusement: «La vie…» Le même brassage des corps mus par le désir et qui le dissimulent sous d'innombrables simagrées. La vie… «Et où suis-je, moi, à cet instant?» me demandai-je en devinant que la réponse à cette question donnerait naissance à une vérité extraordinaire qui expliquerait tout, définitivement.

Des cris résonnèrent du côté de l'allée. Je reconnus mes camarades de classe qui retournaient à la ville. J'empoignai la branche, prêt à sauter. La voix de Pachka, teintée d'une résignation aigrie, retentit avec peu d'assurance:

– Attends! Là, ils vont éteindre les projecteurs, tu verras, il y aura plein d'étoiles! Si on grimpe plus haut, on verra le Sagittaire…

Je ne l'écoutai pas. Je sautai à terre. Le sol tressé de grosses racines percuta violemment la plante de mes pieds. Je courus pour rattraper mes collègues qui s'éloignaient en gesticulant. J'avais envie de leur parler le plus vite possible de ma partenaire à la belle poitrine, d'entendre leurs remarques, de m'assourdir avec les mots. J'étais pressé de revenir à la vie. Et avec une joie mauvaise, je parodiai l'étrange question qui s'était formée dans ma tête, un instant avant: «Où suis-je? Où étais-je? Mais sur une branche, à côté de cet imbécile de Pachka. À côté de la vraie vie!»

Par un hasard farfelu (je savais déjà que le réel est fait de répétitions invraisemblables que pourchassent, comme un grave défaut, les auteurs de romans), nous nous rencontrâmes, de nouveau, le lendemain. Avec cette gêne qu'éprouvent deux compagnons qui, le soir, ont échangé des confidences graves, exaltées et sentimentales, se sont livrés jusqu'à ce fond très intime de leur âme, et qui se retrouvent le matin, dans la clarté quotidienne et sceptique.

J'errais autour du dancing encore fermé, il était à peine six heures du soir. Je voulais à tout prix être le premier partenaire de la danseuse de la veille. Superstitieux, j'espérais que le temps ferait marche arrière et que je pourrais recoller ma tasse brisée.

Pachka surgit de la broussaille du parc, m'aperçut, hésita une seconde, puis vint me saluer. Il était chargé de son attirail de pêcheur. Sous le bras, il portait une grande miche de pain noir dont il arrachait des morceaux pour les manger en mastiquant avec appétit. Je me sentis encore une fois pris en flagrant délit. Il me dévisagea, en examinant ma chemise claire au col largement ouvert, mon pantalon à la mode, très évasé vers le bas. Puis, en hochant la tête en signe d'adieu, il s'en alla. Je poussai un soupir de soulagement. Mais soudain, Pachka se retourna et me lança d'une voix un peu rude:

– Viens, je vais te montrer quelque chose! Viens, tu ne regretteras pas…

S'il s'était arrêté pour attendre ma réponse, j'aurais bafouillé un refus. Mais il continua son chemin sans plus me regarder. Je le suivis d'un pas indécis.

Nous descendîmes vers la Volga, longeâmes le port avec ses énormes grues, ses ateliers, ses entrepôts en tôle ondulée. Plus en aval, nous nous enfonçâmes dans un large terrain vague encombré de vieilles barges, de constructions métalliques rouillées, de pyramides de longues grumes pourrissantes. Pachka cacha ses lignes et ses filets sous l'un de ces troncs vermoulus et se mit à sauter d'une barque à l'autre. Il y avait aussi un débarcadère abandonné, quelques passerelles à pontons qui se dérobaient souplement sous nos pas. D'ailleurs, en suivant Pachka, je ne me rendis pas compte à quel moment nous avions quitté la terre ferme pour nous retrouver sur cette île flottante d'embarcations déchues. Je m'agrippai à une rampe cassée, sautai dans une espèce de jonque, enjambai son bord, glissai sur le bois humide d'un radeau…