J'avais découvert cette pratique amoureuse il y a quelques jours à peine. Dans le fourmillement humain du dancing, je voyais des groupes se former – un tourbillon d'adolescents naissait, en frétillant, en s'excitant et il essaimait en partant pour s'initier à ce qui me semblait tantôt stupidement simple, tantôt fabuleusement mystérieux et profond: l'amour.
Elle avait dû se retrouver de trop dans l'une de ces compagnies. Elle avait bu comme les autres, en cachette, au milieu des arbustes qui couvraient les versants de la Montagne. Puis, quand leur petit cercle agité avait éclaté en couples, elle était restée seule, le hasard arithmétique ne lui offrant pas de partenaire. Les couples s'étaient éclipsés. L'ivresse la gagnait déjà. Elle n'était pas habituée à l'alcool et en avait bu trop, par zèle, par crainte de ne pas être à la hauteur des autres, en voulant aussi maîtriser l'angoisse de ce grand jour… Elle était revenue sur le plateau, ne sachant plus que faire de son corps dont chaque parcelle était imprégnée d'une exaltation impatiente. Mais on commençait déjà à éteindre les projecteurs.
Tout cela, je le devinerais plus tard… Ce soir-là, je vis simplement une adolescente qui faisait les cent pas dans un coin du parc nocturne, en tournoyant sur le rond blafard d'un réverbère. Tel un papillon de nuit happé par un rai de lumière. Sa démarche m'étonna: elle avançait comme sur une corde, avec des pas à la fois aériens et tendus. Je compris que par chacun de ses gestes, elle luttait contre son ivresse. Son visage avait une expression figée. Tout son être se mobilisait dans cet unique effort – ne pas tomber, ne rien laisser soupçonner, continuer à tourner sur ce rond lumineux jusqu'à ce que les arbres noirs cessent de tanguer, de bondir à son approche en agitant leurs branches sonores.
J'allai vers elle. J'entrai dans le rond bleu du réverbère. Son corps (sa jupe noire, son corsage clair) concentra soudain tout mon désir. Oui, elle devint immédiatement la femme que j'avais toujours désirée. Malgré sa faiblesse pantelante, malgré ses traits estompés par l'ivresse, malgré tout ce qui, dans son corps et dans son visage, aurait dû me déplaire et que je trouvais à présent si beau.
Dans sa ronde, elle se heurta contre moi, leva les yeux. Je vis se succéder sur son visage plusieurs masques – peur, colère, sourire. C'est le sourire qui l'emporta, un sourire flou qui semblait s'adresser à quelqu'un d'autre que moi. Elle prit mon bras. Nous descendîmes de la Montagne.
Elle parla d'abord sans s'interrompre. Sa jeune voix avinée ne parvenait pas à rester égale. Elle chuchotait, puis criait presque. En s'accrochant à mon bras, elle trébuchait de temps en temps et lançait alors un juron, en appliquant avec une hâte enjouée sa paume sur ses lèvres. Ou bien, tout à coup, elle s'arrachait à moi, l'air blessé, pour se serrer contre mon épaule un instant après. Je devinai que ma compagne était en train de jouer une comédie amoureuse préparée de longue date – un jeu qui devait démontrer à son partenaire qu'elle n'était pas n'importe qui. Mais dans son ivresse, elle confondait la suite de ces petits intermèdes. Et moi, mauvais acteur, je restais muet, subjugué par cette présence féminine subitement si accessible et surtout par l'hallucinante facilité avec laquelle ce corps allait s'offrir à moi. J'avais toujours cru que cette offre serait précédée d'un long cheminement sentimental, de mille paroles, d'un ingénieux flirt. Je me taisais en sentant s'écraser contre mon bras un petit sein féminin. Et ma compagne nocturne, dans un bafouillage animé, rejetait les avances d'un fantôme entreprenant, gonflait ses joues pour quelques secondes en montrant qu'elle boudait, ensuite enveloppait son amant imaginaire d'un regard qu'elle croyait langoureux et qui était tout simplement brouillé par le vin et l'excitation.
Je l'amenai vers l'unique lieu qui pût accueillir notre amour – vers cette île flottante où, au début de l'été, j'avais espionné avec Pachka la prostituée et les soldats.
Dans l'obscurité, je dus me tromper de direction. Après un long vagabondage au milieu des barques endormies, nous nous arrêtâmes sur une espèce de vieux bac dont la rampe aux supports cassés s'enfonçait dans l'eau.
Elle se tut brusquement. L'ivresse devait la quitter peu à peu. Je restais immobile face à son attente tendue dans le noir. Je ne savais pas ce que je devais faire. Me mettant à genoux, je tâtai les planches en rejetant dans l'eau tantôt un écheveau de cordes émoussées, tantôt un paquet d'algues sèches. C'est par hasard que, tout à mon ménage, je frôlai sa jambe. Mes doigts qui glissaient sur sa peau lui donnaient la chair de poule…
Elle resta muette jusqu'à la fin. Les yeux fermés, elle semblait absente, m'abandonnant son corps rempli de menus tressaillements… Je dus lui faire très mal par mes gestes hâtifs. Cet acte tant rêvé s'enlisa dans une quantité de manipulations, gauches, entravées. L'amour ressemblait, eût-on dit, à une fouille précipitée, nerveuse. Les genoux, les coudes pointaient dans une étrange fixité anatomique.
Le plaisir fut comme la flamme d'une allumette dans le vent glacé – un feu qui a juste le temps de brûler les doigts avant de s'éteindre en laissant un point aveuglant dans les yeux.
J'essayai de l'embrasser (je croyais que c'était à ce moment-là qu'on devait le faire); sous ma bouche je sentis sa lèvre fortement mordue…
Et ce qui m'effraya le plus, c'est qu'une seconde après je n'avais plus besoin ni de ses lèvres, ni de ses seins pointus dans son chemisier largement ouvert, ni de ses cuisses minces sur lesquelles elle avait tiré la jupe d'un geste rapide. Son corps me devenait indifférent, inutile. Plongé dans mon obtus contentement charnel, je me suffisais. «Qu'a-t-elle à rester étendue comme ça, demi-nue?» me demandai-je avec humeur. Je sentis sous mon dos les aspérités des planches, dans ma paume – la brûlure de quelques échardes. Le vent avait le goût lourd d'une eau stagnante.
Il y eut, peut-être, dans cet intervalle nocturne, un oubli passager, un fulgurant sommeil de quelques minutes. Car je ne vis pas le bateau s'approcher. Nous ouvrîmes les yeux lorsque toute son énormité blanche, étincelante de lumières, nous surplombait déjà. J'avais cru que notre refuge se trouvait au fond de l'une des innombrables baies encombrées d'épaves rouillées. Mais c'est le contraire qui s'était produit. Nous étions arrivés, dans l'obscurité, à la pointe d'un cap qui saillait presque vers le milieu du fleuve… Le paquebot illuminé descendant lentement la Volga s'éleva brusquement au-dessus de notre vieux bac en s'étageant de ses trois ponts. Les silhouettes humaines se découpèrent sur le fond du ciel sombre. On dansait sur le pont supérieur, dans l'embrasement des feux. La coulée chaude d'un tango se déversa sur nous, nous enveloppa. Les fenêtres des cabines, à l'éclairage plus discret, semblèrent s'incliner, nous laissant pénétrer dans leur intimité… Le flux engendré par le passage du paquebot fut si puissant que notre radeau décrivit un demi-tour, une rapide glissade qui nous donna le vertige. Le navire avec sa lumière et sa musique sembla nous contourner… C'est à cet instant qu'elle serra ma main et se blottit contre moi. La densité chaleureuse de son corps semblait pouvoir se concentrer tout entière dans mes paumes comme le corps palpitant d'un oiseau. Ses bras, sa taille avaient la souplesse de cette brassée de nénuphars que j'avais cueillis, un jour, en enlaçant dans l'eau plusieurs tiges glissantes…
Mais déjà le navire fondit dans l'obscurité. L'écho du tango s'éteignit. Dans sa navigation vers Astrakhan, il emportait la nuit avec lui. L'air autour de notre bac s'emplit d'une pâleur hésitante. Il me fut étrange de nous voir au milieu d'un grand fleuve, dans cette timide naissance du jour, sur les planches mouillées d'un radeau. Et sur la rive se précisaient lentement les contours du port.